Adieu à ce qui vient
Arrivé à Venise, une nuit sans lune, Innocenzo, dit Inno, espère trouver, dans les vapeurs perpétuelles des fêtes sérénissimes, l’Unique, l’amante jusque là invisible qui saura répondre, symphonie, à ses chimères. Il se heurtera, dans sa quête, à la figure-némésis de l’astronome Ricorni, et croisera les silhouettes superbes de la courtisane Fulvia, au nom jaune fauve terni par sa profession, et Auria, l’oiseau-lyre à la voix d’or pur. Qui sera, de cet Amour(eux), la Psyché ? Dans cette ville, « sphinx d’eau » où les rêves respirent, qui saura faire revivre le(s) mythe(s) ?
Pierre Cendors tisse ici un roman en trois actes, dans un décor théâtral – Venise au nom tressé d’imaginaires (le labyrinthe, le masque, la fête perpétuelle, l’eau miroitante, la beauté hors-temps à valeur de mythe), Venise et ses palazzos détrempés de brume, aux cours dentelées de coulisses secrètes- propre à accueillir les tromperies sophistiquées animant les personnages. Les jeux d’identité et de filiation s’entrecroisent, les mensonges, les jalousies et les révélations finales éclatent comme autant de coups de théâtre servis par des acteurs inconscients de leur rôle archétypal (l’amoureux et son valet fidèle– Guido au nom si symbolique-, le vieux barbon, la courtisane et l’orpheline).
Tout ne semble ici que double, reflet, masque, jeux de miroirs : Inno s’avance, masqué de mystères (de ceux qui avivent la curiosité des vénitiens) dans une désolation fastueuse, innocent du siècle auquel il appartient tant il préfère célébrer des mythes oubliés, inconscient d’être le double physique du dieu Amour, empli d’une philosophie de la dualité humaine, où les êtres se font fils d’Adam, dévorés par le goût du lucre et des honneurs et par la soif de dominer, ou fils d’Eve, vénérant l’amour et « la beauté qui est leur souveraine ». Face à lui, ses acteurs-répondants oscillent aussi sous des masques contradictoires : Ricorni, le savant , est divisé entre ses contemplations célestes et ses sentiments terrestres ; Fulvia, courtisane tant célébrée que condamnée par la société, cache un cœur aux aspirations nobles ; Auria, à la filiation trouble, se fait tant vierge qu’amante au visage de déesse.
Eternels incandescents, ces persona, masques doués de vie qui prennent chair dense au fil des mots (saisissant le masque de Psyché, Fulvia ne sent-elle pas « par l’ouverture en amande des yeux, une intelligence l’y guetter » ?), rejouent presque malgré eux la naissance des dieux et des mythes. Les fêtes d’Inno sont prétextes à célébrer, en dansant autour d’une fontaine égyptienne douée d’âme, Vénus et les siens : on y convoque, dans le ravissement des festivités, la déesse jouisseuse et les légendes qu’elle enfante. En prenant pour cadre Venise, ville hors-temps par excellence, en transformant, par l’éblouissement de la fête, le temps en « fumée invisible », en disant « adieu à ce qui vient » (abolissant, par cette formule, les diverses strates du temps), Inno et les siens font retrouver au divin, au chimérique, sa première place, et, transformant le rêve en compagnon («si la compagnie exclusive d’un rêve isole l’homme de son semblable, il s’ensuit que son rêve exige davantage de compagnie»), ravivent la volupté des mythes.
Et les voilà tous hors du temps, aptes à donner formes aux aspirations de leurs âmes, à se laisser aspirer par la « beauté immuable et néfaste » du mythe, exaltés par l’écriture picturale et luxuriante, que l’auteur déploie, dentelle de motifs, autour de leurs existences fictives. Seuls sont condamnés au désespoir ceux qui, voyant Venise, ne deviennent pas ce qu’ils voient : la possibilité d’incarner l’épanouissement mythique et mystique que leur tend, en miroir, leur âme.
De cette élégante traversée nocturne dans la beauté fragile et intemporelle de nos légendes personnelles, Pierre Cendors extrait la célébration d’un insaisissable rêve amoureux, et un conte qui, à l’image de Venise, laisse « l’impression d’un sortilège embrouillé et magnifique ».
Photo personnelle : silhouette vide, près de Santa Maria dei Miracoli