De Litteris

15-4-2012

Anaïs ou les Gravières

Lionel- Edouard Martin - Editions Editions du Sonneur

Anaïs, jeune femme au nom de parfum si vite enfui sur la langue, a été assassinée. Le narrateur, un journaliste désoeuvré, hanté par la mort d’une autre femme, décide d’enquêter auprès de ceux qui ont connu la jeune femme, non pas pour trouver son meurtrier, mais pour frôler sa vie, effleurer la réalité qui se cache derrière les faits divers, transformer le cliché en image réelle ( « je veux le voir pour de vrai, tel qu’il a été. Pas pour de faux. La fiction, ça va un moment : mais ça ne remplacera jamais le bon vieux réel. C’est lui qui fait les hommes, tels qu’ils sont, pas tels qu’on peut les créer. »), s’approprier cet effluve de vie insaisissable, cette « décrue des sons » qu’était la jeune fille.

Il lui faut pour cela trouver les voix qui sauront dire sa romance, le « pourquoi du comment de sa présence sur scène ». En cherchant les origines d’Anaïs, le narrateur rencontrera des personnages étranges aux vies aussi trouées que les gravières, paysage-corps du roman : la « mater dolorosa », à la voix « terrible de détresse », Mao, le père absent, trou sombre du récit, le Légionnaire et sa maison-cave, Toto Beauze aux mensonges bleus… Mais comment transforme-t-on des personnages ne s’illustrant qu’à travers un fait divers, en voix denses, en personnes ? Comment fait-on pour parler des cavités d’un être et ne pas se limiter à ses reflets ? La littérature peut-elle donner consistance et existence à l’infime d’une expérience singulière ?

Que le lecteur ne s’attende pas à trouver ici une enquête ou un récit policier : s’il y a quête, ici, c’est celle de l’écriture d’un roman qui se fait, scrute ses origines, et cherche à structurer, musicalement, au plus juste, le réel (« Je corrige, donc : elle allait au lycée, qui porte un nom de duchesse. C’est ça, le vrai, le reste est mensonge. Il y a cet elle qui ne va plus nulle part, qui ne vole plus, qui n’a plus de chemin. Et en parallèle, il y a cette école, cette persistance obtuse des choses, bien moins mortelles que les hommes »), ou tout du moins le réel tel que se l’approprie le narrateur («notre réel, le réel du moment, le bon vieux réel de jour à fondrières, à chemin défoncé, voici qu’il prenait, au fil des verres, une autre tournure, et que je me glissais dans l’œil du Beauze »).

Il s’agit donc moins ici de raconter une histoire, d’inventer, que de reconstruire, donner du sens, plonger dans les mots, les laisser parler (« il y eut en moi soudain quelque chose qui parla, qui m’ouvrit la bouche »), les expirer comme on expire une vie minuscule (« les morts ne sont pas vraiment morts tant qu’on les a sur les lèvres »), les déverser, débris ressassés, pour dessiner, en creux, en voussures, des résidus d’âme. Le narrateur livre, à travers les voix qu’il s’approprie, ré-imagine, les portraits de persona coulées dans l’ordinaire, qui prennent matière dans l’extra-ordinaire de l’écriture et trouvent, dans l’étoffe- texte, la pulpe de vie dont le réel déformé des faits-divers les privait. Et il s’inscrit lui-même dans son texte, voix en correspondance (baudelairienne et rimbaldienne) avec les autres, « personnage sans nom parmi ceux qui gravitent, peu nombreux, autour d’Anaïs », chair-texte à l’égale des autres (« elle me sert d’organes, cette somme de mots que je m’incorpore »), enfin incarnée, triomphante de ces « sacrés espaces de silence » qui la dévoraient.

Lionel- Edouard Martin livre, avec ce roman-carrière aux lignes éboulées, une nouvelle profession de foi en la toute- puissance de la littérature, seule capable de libérer ces vies-ombres des « gravières du langage » journalistique et de leur offrir, une fois remâchées par le texte et encloses dans le temps cyclique de l’écriture, un peu de grâce – et n’est-ce pas la signification même du prénom Anaïs, en hébreu ?

Merci à Marc Villemain et aux éditions du Sonneur pour m’avoir envoyé ce livre splendide !

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3 commentaires

  1. Anne V. a écrit le 23-9-2012 à 10 h 47 min :

    Un livre tout à fait remarquable, et vous en parlez très bien. Et j’aime beaucoup votre blog/site. Longue vie à vous !

  2. Julie Proust Tanguy a écrit le 23-9-2012 à 10 h 59 min :

    Merci à vous pour vos aimables mots ! Je file, à mon tour, découvrir vos pages…

  3. Anne V. a écrit le 28-9-2012 à 7 h 05 min :

    Ca c’est gentil :-)

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