Avènement des ponts
Le livre s’ouvre comme jaillit une messe, sur un introït d’où s’élève une des figures récurrentes de cet Avènement des Ponts : l’Arbre, à la peau-écorce hantée de visages morts et au corps « folié d’os ». L’Arbre, comme trait d’union entre humus-humain et ciel humé, force de sève nourrie de défunts, pont vertical entre morts et vivants.
L’Arbre engrange une des grandes lignes directrices de ce recueil oscillant entre « horizontalité profonde » – celle du chemin que l’on trace, du vers que le poète-boustrophédon sillonne au gré des pages, de la passerelle jetée entre morts et vivants, entre vieux continent et « caraïbe à paroles »- et verticalité – celle de l’essor calme de l’arbre, de la chute de la pluie salivant les défunts et les amenant à ressurgir dans le monde vivant, de l’escalier-ombilic s’élevant pour tutoyer le divin, du regard de la bête « humant le ciel-manger amer » ou de la montée-descente de la poitrine qui moule les souffles.
Si parfois ces lignes se croisent pour faire émerger des regards triangulaires (« j’ai tiré d’un regard votre ligne, et l’épaissis de ma présence ; triangle comme un ventre, et comme un enfant le langage »), elles s’effacent aussi au profit de cercles matriciels : celui du cycle mort-vie, celui de la bouche-souffle, arrondie sur l’« hostie du verbe et du phonème » ou celui du puits, cœur-margelle murmureur de paroles, épicentre des morts et du langage, qui, quoique que Lionel-Edouard Martin ne l’évoque pas, m’a fait penser à l’umbilicus urbis Romae, centre symbolique de Rome où les primo-arrivants devaient jeter une poignée de leur terre d’origine, autant dire de leur humus-humanité, pour symboliser la jonction entre leur patrie et celle que leur offrait Romulus.
Ces formes structurantes organisent le recueil en tableau, en langage-paysage : le poète se fait « scribe de [s]es prunelles », dans un élan de syntaxe-regard qui coule et unit des formes originellement disjointes (ainsi cet «oiseau sans voix, la mangue» ou cette bogue de marron comme « cercueil infime posé dans le langage » ). Le poète ne cesse de tirer le lecteur vers ces ententes, autant écoutes qu’accords, qui orchestrent les éléments les plus modestes d’un paysage – bêtes, grains fertiles, fruits chutant, frémissement d’ailes, appel archaïque du bouvier ou mains tordues de la lavandière- et, organisant des ponts entre les images, fait a(d)venir, sous l’écorce d’une image, le noyau d’une autre. Ainsi le splendide poème Pluie glisse-t-il de la sensation d’une pluie « museau » au souvenir du souffle des bêtes dans les mains du poète-enfant, jusqu’à transmuter l’image si pure en pluie de sang, hantée par la figure du père, « égorgeur de pluie », et celle du tueur de l’abattoir, au « cœur égreneur de temps » roui par le sang des bêtes.
Faire a(d)venir des ponts, c’est donc relier ce qui a été séparé, haché, brisé, disjoint ; c’est réunir les plaies, les divers éclats du symbôlon, pour nouer la boucle qui joint et disjoint l’âge adulte à l’enfance, la mort à la vie. Les langages-paysages, les espaces conquis par le poète sont lourds du poids de ses souvenirs, du murmure de ses morts : « qu’ajouté-je au monde que le poids de mes morts, ce firmament de paragraphes où le bleu désuni fonde ici la vague, là le ciel ? ». Les morts et leur drapé noir – la ténèbre étant la couleur dominante de ce recueil, couleur d’encre autant que de deuil- sont les clefs de voûte de l’écriture de Lionel-Edouard Martin. Ils surgissent sous l’écorce de l’arbre, visages de sève réclamant l’attention des vivants, ils sont dans la caresse de la pluie, « salive morte » attendant d’être fécondée d’un souffle vivace, ils parsèment le ciel étoilé (cette « longue mer de la nuit ponctuée de morts »), ils dessinent des archipels (« C’est une île très petite, émanation d’un jeune mort aisément identifiable. J’aborde son prénom – deux syllabes de sable noir, et pour arbres deux consonnes »), ils sourient au « pont de métal » de la faux du paysan, et forment la « liaison douce et rupture » de tout le recueil. Leurs tombes sont le « moëllon » et le ciment de l’oeuvre, leurs ombres-mots se font source, matrice originelle du chant –ainsi ce bel hommage au « nuncle » qui s’enclôt ou plutôt s’ouvre sur « l’étonnement de l’initiale et l’orée de la parole ». Ils lèguent au poète la matière de son chant: «j’ai ce mur, construit avec votre substance. Lui seul instruit ma gorge, crée la continuité. Lui seul assonance ».
Ces langues en héritage sont la dernière arche construite par le poète : tracer des ponts, c’est souder ensemble les différentes langues que le poète s’est chevillé au corps. C’est affirmer qu’outre les morts, la rencontre fondatrice pour l’être-poète fut avant tout l’imprégnation des langues, la gestation d’une langue propre. Lionel-Edouard Martin dessine ainsi en creux, jusque dans la postface, son expérience de poitevin incorporant le souffle créole : cette harmonisation des chants trouve toute sa force dans un hommage à Edouard Glissant, où le poète abouche la continuité de son «vieux dire habité de brande», porteur d’une civilisation rurale quasi-enfouie, et la luxuriance familière de sa « caraïbe à paroles ». Qu’il convoque la figure d’Horace, dans une belle lecture écho à la quatrième pièce du troisième livre de ses Odes, c’est pour mieux tresser le portrait du poète latin, encore enfant (infans : babillard muet de paroles à venir), endormi après n’avoir pas résisté à « l’appel du rythme inconnu, de la scansion du nouvel idiome » ; en somme, après être allé explorer les confins de son territoire-langage (« l’osque étroitement tiré sur quelques acres de cette herbe avec laquelle, enflé de consonnes, il se confond »). Le voilà qui gît, admirable, sous une épaisse couverture de latin et de vieil osque « masqué de dures syllabes », prêt, plus tard, à « couler ses lèvres dans le moule, les empreindre de sa forme – métamorphoser jusqu’à la gorge, jusqu’au diaphragme, les organes de la parole, puisque l’osque ou le falisque, l’étrusque, ont d’évidence à faire avec les dieux ».
Le poète peut aussi bien se faire le déchiffreur-goûteur d’épigraphes imprégnées de latin archaïque, jouer les Orphée tournant son regard-bouche vers une « Eurydice fragmentaire, idiome énigmatique où s’est dit pourtant le poids de l’ombre sur le sol », le jeu reste le même : il faut unir, ou plutôt désirer unir tous ces vocables palpitants, ces sons à palper, syllaber, pour mieux harmoniser les brisures du monde (« car tel est le langage qu’il compose le monde en gravitations ») et se nourrir de la durée des morts et de leur poids fécond. Il faut désirer cet avènement, cette épiphanie salvatrice de la langue qui, seule, libère le poète et élève son lecteur dans un même mouvement.
Un recueil empreint du faix d’une beauté grave et édifiante, que vous pouvez commander sur le site de l’éditeur.
Mille mercis pour cet envoi.
4 commentaires
Merci de faire découvrir des livres “inconnus” qui font du bien.
Merci à vous de votre passage – et bonne lecture-découverte de Lionel-Edouard Martin !
Belle recension ! Lionel-Edouard Martin est l’un de nos écrivains majeurs contemporains !
Je partage amplement votre avis – et espère, par mes articles, attirer l’attention de nouveaux lecteurs sur son oeuvre !