Bec & Ongles
“Allez, vas-y
Vis-le ton rêve
Crache-le à la gueule de la réalité. Ouvre les bras, ouvre la bouche, ouvre les yeux. Tu ne te noies pas : tu respires, peut-être pour la première fois. Ou la dernière.”
Ces mots liminaires enclenchent un cri charnel qui, en trente-trois pages, va questionner, secouer, malmener, triturer, bousculer, déchirer, pétrir, gifler la langue et l’esprit du lecteur. Sors, sors de ton inertie, fais-toi mouvement, parole-corps ! Exige ! Indigne-toi, mais pas de cette fausse indignation à la mode, où l’on clique mollement sur une pétition virtuelle, avachi dans son confort : non, brûle, vis, grogne, rage !
Pamphlet – le livre en reproduit habilement le format – contre nos modernités assoupies autant qu’exercice de contorsion linguistique pour rendre son électricité à la langue (on notera que l’auteur sort, d’ici une poignée de jours, un nouveau livre aux Doigts dans la Prose, éditeur impertinent et électrique), Bec & Ongles cravache les angoisses et les humiliations du quotidien, les révolutions virtuelles se jouant à coups “de pseudo, nom de bled, de distinctions sociales, de rosettes“, les listes vaines de nos ulcérations sans réponse, l’humanité qui meurt (“belles viscères, belle dépouille, belle puanteur, beaux organes“), les mots tronqués et résignés (“il ne restera que ça : des lambeaux de mots, accrochés aux faîtes de l’humanité, des lambeaux de pensée“), les violences communément admises, les échines impavides se courbant sans parole, “l’agonie éternelle, l’éternel retour“.
Crachant sur l’homme virtuel (“reste derrière ton écran, visite le monde sur google maps, suis l’actualité sur les sites d’information. Inutile de chercher le vrai, l’aiguille dans la botte de foin. Les aiguilles sont affûtées pour trouer l’épiderme, crever les yeux, percer les abcès“), cette voix universelle réclame la fin de ce mensonge d’utilité publique (l’homme dit “moderne”), refuse de crever sans mordre, sans cavaler, sans dissoner.Elle envoie bouler les désirs accumulés et non-réalisés, les chairs-marchandises, les outils de communication qui avilissent, les tranches de vie agglutinées dans des photos sans âme, les slogans consommés, les stéréotypes malsains que l’on glue aux femmes, les fêtes charniers, l’uniformisation qui délave les âmes (“identiques. Clones. Ecrase la différence. Fais-en une belle purée de sang“) et les “capuches” que l’on coud consciencieusement sur nos visages…
Et elle questionne, elle piétine joyeusement le ronron-flonflon des phrases communes (“pourléchons-nous. Afflux de salive, digue rompue, prend la tangente et suis-la. Racle la pensée et les mots”), elle excite le vocabulaire, elle déblaye la langue, elle mène une guérilla syntaxique, elle hache le rythme pour tressauter et électrifier son propos : “pelote de mots qui rebondissent d’un être à l’autre, d’un moment à l’autre. Déconstruction organisée“. Assénant inlassablement des salves-phrases contre le canevas poisseux qui emprisonne nos capacités de révolte, elle fracasse nos schémas d’indignation préconçue, elle traque nos pensées quotidiennes pour les déchirer à belles dents (“regarde-moi en face. Tu vois ce que tu as fait ? Avale ton sabre, croise les destinées“), elle dégrippe notre esprit assoupi et renverse l’électrocardiogramme de notre “corps social, politique et amoureux” pour lui rendre la jouissance de vivre vraiment et de ne plus être tétanisé, révulsé, face à la catastrophe.
Dépassant les tristes constats (“où regarder sans se blesser ?“), elle invite à l’attaque avec une féroce énergie : “Ouvre les bras, ouvre la bouche, ouvre les yeux. Tu ne te noies pas : tu respires, peut-être pour la première fois. Ou la dernière.”
Et on l’en remercie – avant de (re)commander ce pamphlet à la langue si charnelle et salutaire chez un libraire ou chez l’éditeur.