Brueghel en mes domaines
Brueghel en mes domaines ou cent quarante quatre tableautins pour un poète se livrant par lambeaux, au hasard de géographies intimes ayant l’encre, plus que la terre, pour principale route.
Que son regard explore, à travers le voile de la poésie, des ressentis de la Bavière, Haïti, de Maroc ou de la Martinique, le temps de l’enfance comme le présent troublé par les réminiscences, la solitude comme le fer et le bruit du monde, qu’il évoque l’avènement du monde ou porte son attention à l’infime, à l’oublié, le poète élabore un itinéraire d’encre où l’écriture met autant à distance le monde qu’elle ne se l’approprie. Il s’agit autant d’exprimer un ressenti particulier de l’univers, passant par l’évocation du minuscule et de l’éphémère (ainsi ces insectes travailleurs, fourmis ou abeilles, qui hantent le texte, et avec eux les averses « tissant la soie compacte du matin », les orages aux foulées « de grand fauve », ces mares aux squelettes décrites comme de véritables trous d’ombre –d’encre ?, ces gestes de lavandière étalant la vie et l’écriture, le sourire de cette vieille femme, « éphémère thaumaturge » croisée dans la rue, le passage de la nuit au jour, le jardinage de « cervelles végétales » d’où surgiront, grappes éphémères, des mots-fleurs…), que de souligner la rupture de ces mots, tentant de saisir le monde, avec celui qu’ils tentent de recréer (« c’est qu’il faut, tous les matins, convoquer la parole, réarticuler le merle, le joindre au monde »).
La langue, chez Lionel- Edouard Martin, est un sillon, une tranchée, entre ressenti sensuel et encre désincarnée. Le verbe contraste et joint. Si le poète le « remâche », c’est pour tenter d’en extraire la substance, c’est pour faire se rejoindre les lambeaux de cette déchirure originelle que l’on croise, motif récurrent, dans ses fragments (« qu’un feu, plutôt vertical, écorche le ciel jusqu’au muscle : c’est d’une déchirure que j’ai désir de m’envelopper »). La prose poétique se fait esthétique de la brèche : modeler le verbe, c’est jouer de « la zébrure native » et de la cadence « bancroche […] du bris pur, informe ». C’est fagoter les membres en lambeaux du poète (les « disjecti membra poetae » de Catulle, cité en exergue) en une belle jointure (la « callida junctura » d’Horace), comme on noue l’éphémère, l’infime, avec l’essentiel. C’est, de l’absence, du vide creusé par les vocables, faire surgir un temple (Varron), extraire un monde recréé, métamorphosé, pur et abouti.
C’est transformer l’absence (celle de la mère, celle d’un verbe sans substance) en lieu matriciel, en lieu premier (« composer la première, matricielle, syllabe de l’aube » ; « le poète, incendiaire pensif et soucieux d’ordre fusant, révèle par sa scansion le flamboiement premier »), et, dans un même mouvement, souligner l’absence, le retrait du monde.
Ce va-et-vient poignant, interrogeant l’être du/au monde autant que celui de la poésie, évoque parfois les méditations lentes de Gustave Roud. Il dessine un portrait sensible, intime, superbe, d’une vie en poésie, un plaidoyer touchant « pour ces ruptures, pour ces routes à tracer qui fondent le lecteur à se munir patiemment de la boussole, de la pioche ; pour le fragment, la forme incertaine, donnés en apparences ».
Livre acheté avec enthousiasme au salon de L’Autre Livre – enthousiasme décuplé par une discussion passionnante avec ses adorables éditeurs, deux passionnés dont le travail mérite d’être ici applaudi. Vous pouvez commander ce livre et leurs autres publications sur leur site.
5 commentaires
Je viens de commander “Brueghel en mes domaines” que j’avais déjà noter quand tu avais mis ton billet sur Babelio. En tout cas bravo pour ton analyse de l’écriture de Lionel-Edouard Martin. Je pense que tu aimeras La vieille au buisson de roses.
Bonne soirée
Annick
J’ai déjà lu “La vieille au buisson de roses” – c’était mon premier Lionel-Edouard Martin. Mais je n’ai pas lu le reste… j’ai rajouté “Jours d’été dans le Sud-Ouest” à ma liste après avoir lu ta belle critique sur Babelio ! J’attends avec impatience ton retour sur Brueghel…
… à surveiller de très très près la sortie en mars prochain d'”Anaïs ou les Gravières” chez le Sonneur… je dis ça, je ne dis rien :-)
C’est noté dans mes tablettes ;-)