De Litteris

21-3-2013

C’est ainsi qu’un jeune Noir du Zimbabwe a volé un manuel de physique supérieure

Doris Lessing - Traduit par Isabelle Reinharez - Editions L'Escampette

“Je voulais avoir un livre à moi”, avoua le malfaiteur dans un sanglot.

Il serait facile de se contenter de ce merveilleux titre épique et de la raison tragique qu’il recouvre pour vous inviter à la lecture de livre brûlant : la curiosité ou le pathétique attendrissant du petit malfaiteur pourraient suffire pour pousser certains lecteurs à la découverte.

Il y a pourtant bien plus qu’une anecdote frôlant le romanesque dans cette poignée de pages qui virevoltent entre essai, récit, documentaire, plaidoyer et conte philosophique. Bien plus qu’un fait divers poétique semblant trop beau pour être réel  : un chant intelligent et sensible qui, de pulsations en pulsations, évoque la nécessité de la lecture.

Dors Lessing interroge notre rapport au livre : presque blasé par son abondance et l’illusion que le savoir s’offre à lui facilement, le “barbare instruit” occidental (celui qui dit “Goethe, l’écrivain allemand“…) aurait-il oublié que le livre est trésor ? A-t-il enfoui sous les couches usées de sa mémoire ce moment où enfant, il n’était jamais rassasié de lecture, toute à la joie bouillonnante d’assembler les lettres ?

Elle évoque ces enfants africains pour qui le livre est oasis, porte ouverte vers une meilleure construction de soi et un monde dit moderne, symbole d’une vie meilleure ; ces petits lecteurs prêts à tout pour posséder un livre, un talisman de culture, même si le contenu leur est inaccessible ; ces adultes, avides de manuels, curieux de s’instruire et d’améliorer leurs contrées à la lueur du savoir qu’on leur tend ; et, en miroir obscur, ces adolescents occidentaux qui, pensant avoir accès à tout en quelques clics, méprisent cet appel qu’ils ont pu ressentir, quand ils ont appris le plaisir de lier les curieux jambages, les boucles clins d’oeil, pour les transformer, miracle ! en ce nom goûteux en bouche désignant ce qu’ils aimaient.

Interrogeant le besoin de lire (“L’esprit d’une personne qui n’a pas lu ressemble à l’un de ces paysages où la poussière tourbillonne d’un horizon à l’autre.”), elle en chante la nécessité et mesure l’importance, pour le pédagogue, de stimuler l’attente du livre, d’en faire un objet proche et lointain, un familier non-apprivoisé dont on aurait toujours soif : comment mieux créer un lecteur passionné, déférent, avide, qu’en lui faisant prendre conscience de tout ce dont l’absence de lecture peut le priver ?

Parlant de son activité de jardinière de bibliothèques – ou tout du moins est-ce ainsi que je l’ai perçu : faire pousser des bibliothèques-oasis dans des déserts culturels, c’est, à mes yeux, cultiver des jardins, passer des trésors -, Doris Lessing interpelle aussi notre sens de la générosité : “le don doit être un acte pensé. Ne cherchons pas à écouler coûte que coûte nos vieux livres sous prétexte que les démunis se satisferaient de tout“. Partager, oui, mais sans dérive : en permettant aux enseignants de ces petits villages où les bibliothèques ont valeur de temples d’accéder à des livres de qualité. Livres didactiques, manuels adaptés à leur besoin, classiques qui, au-delà du cadre spatio-temporel dans lequel ils s’inscrivent, portent en eux des flambeaux d’humanité… Autant de chemins permettant le développement de ces pays jusqu’alors condamnés à une certaine misère intellectuelle, autant de pages pour créer des citoyens éclairés.

Si, dépassant les belles promesses servant à cajoler nos bonnes consciences occidentales (“« Une excellente instruction pour chaque enfant noir – gratuite » Quel rêve. Un rêve soutenu par une telle passion, partout dans un monde qui manque souvent de la plus élémentaire instruction.“), nous expédions de ces livres porteurs de l’universelle expérience humaine, nous fournirions des armes révolutionnaires (ainsi que le formule justement Alberto Manguel dans sa postface) à ces lecteurs avides – et redécouvririons peut-être l’aspect subversif, essentiel, de la création littéraire. Nous n’assisterions plus, désolés, à des débâcles poétiques, à des fermetures de librairies ou de bibliothèques, à une déperdition culturelle (“ce sont les élites passionnées qui sauveront la littérature, qui sauveront la langue à l’heure où des jeunes femmes qui espèrent être écrivains n’ont pas honte de clamer qu’elles ne lisent pas les autres écrivains, morts, blancs, hommes ou femmes, de peur d’édulcorer leur style” ; “les enfants ont des professeurs qui n’ont peut-être jamais entendu parler de Goethe, mais qui pensent que Le journal de Bridget Jones est de la littérature“).

Peut-être ré-anoblirions nous l’individu, en faisant ainsi “l’être le plus humain possible” (Alberto Manguel)…

Une superbe poignée de pages, à semer dans toutes les bibliothèques des amoureux, des passeurs, des curieux de littérature.

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5 commentaires

  1. Michel Gros Dumaine a écrit le 22-3-2013 à 12 h 00 min :

    J’ai cassé ma tire lire lire lire lire et lire !

  2. Julie Proust Tanguy a écrit le 22-3-2013 à 13 h 31 min :

    Bonne lecture alors :-)

  3. Sabine Huynh a écrit le 22-3-2013 à 16 h 05 min :

    Tu sais, Julie, j’ai un ami qui vit et travaille au Congo et il m’a dit qu’il n’y a pas de bibliothèques… Même pas dans la capitale. Cela est d’une tristesse ! Quand j’étais petite, je n’avais pas de livres (mes parents ne pouvaient s’offrir ce luxe). Heureusement, j’avais une carte de bibliothèque, que je m’étais fait faire en cachette…
    Merci pour cette recension, Julie.

  4. Julie Proust Tanguy a écrit le 22-3-2013 à 16 h 11 min :

    Merci à toi pour ces mots ! Tant à faire pour transmettre ces livres qui font grandir – projet qui me tient plus à coeur de “cocacolaïfer” la société…
    (Touchée par ta confidence – je passais mes samedis après-midi à la bibliothèque…)

  5. La souris épistolaire a écrit le 14-1-2014 à 10 h 16 min :

    C’est une belle vision du livre et de la portée de la lecture!

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