Chroniques de la dernière révolution
La dernière révolution s’est enfin déclenchée : suivant l’impulsion de la mystérieuse Y, de jeunes militants ont décidé de faire s’écrouler le monde tel que nous le connaissons. Suicides collectifs célébrant la liberté, krach boursiers, chroniques croquant les injustices et les violences de nos sociétés contemporaines : les moyens et les portraits s’enchaînent au fil des pages, pour nous entraîner vers l’impensable, le renouveau d’un monde.
Antoni Casas Ros nous propose une anticipation à court terme (qui n’est pas sans rappeler le récent printemps arabe), où une société tente de se débarrasser des scories du capitalisme, de l’individualisme, du sida, de la violence, des « faux » réseaux sociaux qui ne savent pas tisser de véritables liens… Nous suivons, à travers un concert polyphone, l’histoire de cette lutte pour l’utopie, qui revisite les codes des révoltes précédentes (je pense notamment à l’amour libre des hippies) et tente de s’approprier les codes de la modernité (Wikileaks, twitter, youtube, pierres angulaires de la révolte moderne).
Casas Ros imprègne la toile de ses chroniques de références artistiques multiples : plus que certains noms cités (Pavese, Artaud, Bansky, Basquiat, Pynchon, Dick…), il semble surtout se placer dans l’ombre de Bolaño, dont il évoque brièvement l’inoubliable Auxilio Lacouture, la poétesse d’Amuleto, chantre de toutes les générations sacrifiées, et dont il revisite à sa façon Les détectives sauvages, quand deux de ses personnages, Ulysse et Lupa, doubles des Ulises et Lupe bolañiens, se mettent en quête d’Y dans un Mexique fantasmagorique – tant, chez Casas Ros comme chez son écrivain tutélaire, ce pays semble être un état d’esprit plus qu’un lieu géographique. Pourquoi Bolaño plus qu’un autre ? Peut-être parce que Casas Ros choisit de l’imiter dans son utilisation de l’intertextualité. Chez lui, la méta- littérature, paraît être moins des outils de révolte et de réflexion pour les personnages que des moyens de les ancrer dans une certaine idée de la modernité, de la littérature ou des manières de redoubler en écho, certaines atmosphères du roman (le personnage de Pynchon, les échos des Détectives sauvages renvoyant au mystère d’Y et son image mythifée, l’évocation de Dick aux passages flottants entre rêve/possibilité et réalité). Au delà même de la lutte pour l’utopie, c’est donc une sorte de portrait de la modernité selon Casas Ros que nous invitent à lire ces Chroniques : son Fabulous Bureau of Interconnections n’est rien d’autre que la bibliothèque mondiale, ses personnages des hommes-écritures, et sa révolte, l’envie de réinventer de nouveaux chemins littéraires.
Si j’ai été intéressée par ce jeu méta-littéraire et par les ambitions anticipatives de ce roman, je regrette toutefois de ne pas avoir réussi à m’y laisser totalement emporter, tant l’écriture m’a parfois fait tiquer. Le style m’a semblé subir un curieux mouvement de montagnes russes, hésitant entre élans lyriques enveloppants et passages qui m’ont semblé non-aboutis, scènes réussies (je pense notamment à certaines scènes de jumps – saisissante idée, que celle de l’envol qui inverse les images traumatisantes du 11 septembre- ou à quelques scènes d’amour – passages « casse-gueule » par excellence- au lyrisme transportant) et dialogues assez plats, éclats de poésie («La première fille saute avec un cri de guerrière à l’assaut de la mollesse du monde. ») et aphorismes écrits à l’emporte-pièce (« Faire l’amour ça me semble hypocrite. Baiser c’est direct et ça n’enlève rien à la beauté »).
Au delà de ce style parfois inégal, j’ai parfois été dérangée par l’absence de chair de cette révolte : les personnages m’ont parfois semblé manquer de corps – alors que celui-ci est célébré-, et d’âme – alors qu’on invite celle-ci à se libérer et à s’exalter. Si certains d’entre eux sont très réussis (plus particulièrement les personnages de Lupa et l’ombre-Y), d’autres m’ont paru interchangeables, quand j’aurais souhaité que leur polyphonie soit plus marquée, pour que, de ce concert chaotique de personnages donnant à voir l’effondrement du monde, naisse une sorte d’unité protéiforme. Ces personnages flottants m’ont semblé affaiblir, parfois, la portée de leur révolte et certains mouvements du récit.
Un roman intéressant, donc, mais inégal à mes yeux. En lectrice passionnée de science-fiction (genre dont je n’ai pas encore eu l’occasion de parler ici), je lui préfère, sur un thème similaire, le splendide Parleur ou les chroniques d’un rêve enclavé d’Ayerdhal (ou sa Bohème et l’ivraie), utopie impossible servie par une écriture splendide, que j’engage tout non-lecteur de SF à se procurer sur le champ…
5 commentaires
Bonne analyse mais dommage que tu n’aies pas été touchée. Pour moi c’est l’émotion qui prime et me fait oublier les possibles défauts.
Mon enthousiasme demeure. Et heureusement que les avis sont multiples.
Ah ! Je venais juste de t’envoyer un petit message via Babelio pour t’exprimer mes regrets, justement, de n’avoir pas été aussi transportée que toi, dont j’ai tant aimé la belle chronique (justement…). Les défauts m’ont trop sauté aux yeux pour l’émotion s’installe durablement, malheureusement… contrairement au roman d’Ayerdhal que je cite à la fin, par exemple, et que je finis, chaque fois, en larmes, hantée par ses personnages et leurs désirs d’impossible.
J’ai noté les titres d’Ayerdhal que tu communiques et celui de Alastair Gray. J’ai répondu à ton mot sur Babelio. En tout cas les défauts dont tu fais part concernant “Chroniques de la dernière Révolution” me semble justifiés mais ils ne me gênent pas et je n’ai pas lu ce livre comme un livre de science fiction. Je trouve qu’il correspond à une réalité. Actuellement les ados ne sautent pas des immeubles mais ils se suicident , se lance des défis avec leur “jeu” du foulard qui aboutit souvent à des décès…. et s’ils communiquent ils ne sont pas unis, ils se rejoignent dans une sorte de mimétisme. Bon j’arrête car je pourrais continuer comme ça longtemps et Alistair t’attend….
A mes yeux, il relève de l’anticipation (à court terme, évidemment) : le mal être de “mes” collégiens me semble plus souvent individuel que collectif, personnel que réaction ou prise de conscience liée aux dysfonctionnements de la société. S’ils souffrent de ces injustices, ils n’ont souvent pas le recul nécessaire pour avoir un discours aussi construit que les adolescents de Casas Ros (c’est un peu plus le cas au lycée, mais chez peu d’individus, tant leur conscience politique reste, pour la plupart, assez primaire : soit imitation de ce qu’ils perçoivent à la maison, soit très simpliste, schématique) et ont peu de solutions à imaginer – mais tu me rétorqueras que celles proposées par Casas Ros, dans son grand jeu de tabula rasa, sont assez simples…
Ils se rejoignent en “clans”, en groupes (formés selon des critères socio-culturels), qui ne me semblent pas tant se mêler…
La “réalité” que tu vois chez Casas Ros, je la vois plutôt comme une extrapolation d’adulte, un espoir que les jeunes générations, à la conscience politique “intacte”, puissent sauver le monde, créer l’utopie : mais cela impliquerait que les jeunes (j’ai envie d’écrire : les jeunes occidentaux) se ré-intéressent peu à peu à la “chose publique”, aient accès à cette conscience et nécessité de la révolte… esprit que je rencontre trop peu au quotidien – et esprit critique que je tente d’éveiller, à travers mes cours, du mieux que je peux, mission ardue quand on ne peut que constater que certains sont blasés avant l’âge ou n’ont pas été “éveillés” plus jeunes.
Je pourrais continuer comme ça longtemps aussi, mais ça serait peut-être extrapoler… et Alasdair et mes copies m’attendent !