De Litteris

4-4-2012

Dachau Arbamafra

Le Golvan - Editions Les Doigts dans la Prose

« Fais attention, Sancho, à ne pas mâcher des deux côtés à la fois, et à n’éructer devant personne.

– Je n’entends pas, dit Sancho, ce mot d’éructer » (Cervantès, Don Quichotte, Partie II, chapitre XLIII ; citation liminaire du récit).

Et il va pourtant falloir l’entendre, cette éructation de Dachau, ce rot-rire corrosif, ce vomissement de paroles à la destinée incontrôlable !

Dachau Arbamafra est un anti-roman initiatique : on y suivra l’éducation et le destin ubuesque d’un enfant né au mépris de toutes les conventions sociales, porté comme un hématome par une « presque vieille », nommé contre la raison (« le mal absolu est intenable. [..] Le mal est voué au néant, Dachau ne pouvait pas durer. A peine avais-je entendu ce nom – on verra comment et par qui- que je décidai de m’en emparer, puisqu’on me le laissait à moi, abruti, nu et niais »), grandi à Thou (lui qui n’est rien) malgré les précautions prises pour qu’il n’existe pas (ou plutôt : qu’il cesse d’exister, que l’aberration imbécile s’arrête d’elle-même), toisant le néant où on voudrait le confiner, lui, l’étrangeté terrible, l’« idiosyncrasie messianique », l’indigne d’éloges (ce n’est pas faute de crier « louez-moi ! »), l’incarnation de la transgression ricanante («Dachau veut dire Je te désire »).

Faisant son éducation sentimentale (Dachau Arbamafra, anti-Frédéric Moreau ?) à travers une ronde de femmes improbables (la nourricière Marie-Christine aux leçons le rendant malade d’un réel mal digéré, comme Proust pouvait être malade de littérature – ah cette leçon proustienne, terrible !-, Madame Fleury à la parole aussi malade que sa gorge cancéreuse, gagnant au loto en jouant son numéro de déportée et servant de cause morale à l’impensable, Sabine, la première amante, déformant l’orthographe du nom de l’anti-héros pour le rendre acceptable, Judy qui voit en lui une cause charitable et Simone, enfin, la folle de Dachau, l’ultime pied de nez à son délire), assumant pleinement sa vision neurolepsiée de l’existence (« je ne comprenais rien, né pour être diverti, l’holocauste ne me posait que des problèmes orthographiques » ; « j’ai depuis un rapport hypersensible à chaque grain de connaissance, neurasthénique ») et sa déculturation (« j’ai le syndrôme Wikipédia, où tout vaut tout, Proust et Prince, l’holocauste et le low cost, la Shoah et l’axoa (de veau), une poésie frontale et abrutie, l’ivresse dans sa nature non rimbaldienne, mais bien dans la mixture des rendus »), Dachau, à défaut de se chercher un père, comme les héros classiques, cherche à atteindre la révélation (quasi-christique) de son identité, dans un récit qui joue à occulter, ellipser sa propre linéarité, et à se dénoncer dans un même mouvement -saluons les interventions impertinentes de fin de chapitre, qui titillent à profit le lecteur, « celui là qui se pensait moralement impeccable », en déconstruisant le récit et soulignant ses irrévérences (« après cent trente et une pages, le petit miracle de l’accoutumance opère, la plus incroyable aberration gagne du naturel » ).

Ce Don Quichotte fébrile, en s’attaquant au « camp de concentration de la mémoire », en proposant de transformer Dachau en domaine public, en colonie –non pénitentiaire, mais en parc d’attraction, à la façon de Bruce Bégout-, interroge les limites de l’acceptable autant que la notion de devoir de mémoire : vide-t-on de sa substance un sujet en le sacralisant trop ? Le culte mémoriel ne se transforme-t-il pas en  «collectif de strangulation empathique» s’il n’est pas porté par un véritable travail de sensibilisation culturelle ? Notre Dachau, au final, est-il plus choquant dans son ignorance neurasthénique que « les touristes qui font les cons devant les fours, […] les crétins ventrus qui font de Dachau un objet touristique, une pause pipi exotique derrière le monument aux Juifs, un parc d’attraction avec toilettes » (ainsi que l’éructe Simone, dont je pourrais citer quasi-chaque intervention mordante de justesse rageuse et amère) ?

En choisissant l’angle de la boursouflure, de l’éructation, Le Golvan produit un récit effronté, mais pertinent ; irrévérencieux mais juste, dans sa démonstration grotesque. Choquant, sans doute, pour celui qui lira trop vite, mais ô combien payant pour celui qui se laissera embarquer dans cette odyssée portée par un style réjouissant d’ironie.

Les Doigts dans la Prose continuent ainsi à enrichir leur catalogue impertinent d’un texte qui ne l’est pas moins, aussi essentiel que leurs trois premières publications. Un éditeur et un auteur à soutenir de toute urgence !

N’oubliez pas d’aller explorer, sur ce site, leur beau catalogue (beau par le contenu comme le contenant, au graphisme toujours aussi soigné) et les piques quotidiennes de David Marsac (n’omettez pas de lire les commentaires… !), que je remercie de m’avoir offert cet opus jubilatoire, dont vous pouvez lire le début en cliquant sur ce lien.

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2 commentaires

  1. armelle a écrit le 22-6-2012 à 18 h 38 min :

    un petit message pour dire que moi aussi j’ai finalement créé mon blog littéraire:
    petits-livres-entre-amis.overblog.com

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