De Litteris

4-10-2011

Dans les forêts de Sibérie

Sylvain Tesson - Editions Gallimard

Après avoir arpenté l’espace et célébré l’énergie vagabonde, Sylvain Tesson nous entraîne, pour son dernier opus, dans une redécouverte du temps. Il ne s’agit plus ici de faire sien, à foulées ardentes, les kilomètres, mais l’instant, la durée. Son journal nous emmène au cœur d’une cabane au bord du lac Baïkal pour faire l’apprentissage de la vie intérieure, de la dé-civilisation et d’un paysage répété, approfondi, de jours en jours. Six mois de solitude, de méditation, d’exploration du temps et de soi : serait-ce là, dans nos sociétés de l’instantanéité, l’ultime, le suprême luxe ?

Il ne s’agit pas ici de jouer les trappeurs, les survivants (ainsi que le contait l’indispensable Peter Fromm dans son Indian Creek) : le seul wilderness possible, dans cette expérience, c’est celui d’une âme humaine qui se dépêtre, page à page, des engoncements de la société moderne, sa consommation excessive d’informations, de produits, d’êtres, et se découvre indépendante, libre – si ce n’est de l’amour, puisque Tesson, comme l’émouvant Christopher McCandless d’Into the wild, (re)découvre (douloureusement) qu’il n’est de pur bonheur que partagé. La cabane comme véritable ( r ) évolution – plus que ces grèves et ces rébellions ne visant finalement qu’à entrer dans le grand moule du mode de vie bourgeois.

J’avais été impressionnée, dans ses derniers ouvrages, par une sorte de mépris d’un corps-outil ou véhicule qu’entraînait chacune des aventures de Tesson : je l’ai retrouvé ici, différent mais bien présent. Ce corps (malmené par le froid, la vodka, le dur labeur), s’il n’est plus sollicité par des performances physiques importantes (faire le tour du monde à vélo, marcher dans les pas des évadés du goulag, escalader toute hauteur narquoisement offerte à son ambition), semble réduit souvent à une cellule, une cabane fonctionnelle, dans laquelle l’âme doit apprendre à se redéployer. La chair s’efface dans l’ascèse spirituelle, où contemplation éblouie des lentes répétitions et variations du paysage et lecture régulière nourrissent plus que des poissons, fièrement pêchés, apprentissages de patience plus que performance. Il est d’ailleurs intéressant de découvrir sous quel angle de lecture Tesson s’approprie les lectures emportées pour meubler sa cabane et son silence : les livres choisis pour « fouetter » le sang se font prétexte aux réflexions sur la liberté (L’amant de lady Chatterley perdant son potentiel érotique pour ne livrer que ses pensées sur la fin du règne naturel et le début de l’ère industrielle), les ermites et Robinson se font passeurs de monde, les quelques romans policiers, aux corps malmenés par l’action, sont boudés au profit de la poésie, de la philosophie, de tout ce qui permet de reformuler ce monde tenu à distance pour mieux être compris et reconstruit.

Les intentions de ce journal, la profondeur de cette expérience pourraient tourner court s’ils n’étaient soutenus par le merveilleux style de Tesson, qui, ainsi qu’il s’en amuse lui-même, porte si bien son nom : son écriture avance avant tout par aphorismes, par fragments purs. Ce penchant pour la « sentence » éclatait déjà, dans ses derniers ouvrages, par l’envie qu’il avait de synthétiser la vitalité, la justesse de ses expériences. Il y laisse ici libre cours, dans son besoin de condenser l’instant comme le verbe, de se dépouiller des éventuelles circonvolutions pseudo-romantiques (que pourrait facilement entraîner un regard abêtissant, opaque, porté sur la nature) pour en revenir aux fondements du lyrisme, véritable expression de l’âme et non dégoulinade de sentiments souvent naïfs, et de la pensée « pure », sobre, libre de ce jargon se déroulant à vide qui envahit trop souvent notre quotidien (via l’indigence journalistique notamment). L’écriture double ainsi, douce et âpre à la fois, les paysages comme la quête de son auteur.

C’est donc une très belle expérience de lecture, que je range, dans mon cœur, près des autres livres de son auteur et de ce livre & film totem qu’est pour moi Into the wild.

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