Du monde du chagrin
Il m’est difficile, malgré trois relectures, de réussir à poser quelques mots sur ce livre dense et singulier qu’est Du monde du chagrin : deux voix amies s’y répondent, lisant du bout des lettres le livre du chagrin, ses labyrinthes, ses régions nébuleuses. Deux splendides gravures les encadrent et se répondent, en négatifs inversés.
L’une travaille le rythme au corps, faisant sentir ses ploiements, ses pertes et dépassements. Elle fait du chagrin un « trou d’étoiles », constellé de peaux à soulever ; elle se fait tressage de mots mouvants, habités par la nécessité impérieuse de résonner.
L’autre, plus posée, presque sèche, parfois, dans sa justesse, creuse, par question, par aphorismes, la syntaxe du chagrin, la constellation de mots qui l’entourent. Elle répond aux fragments envoyés par la première, se saisissant en écho de certains mots qu’elle entortille à son âme.
Toutes deux donnent à lire une géographie étrange, qui nous « crève les yeux afin de rester invisible » et qui, reconnaissant l’impossibilité d’ « essorer le sens » d’un mot, lui redonne du sens, des sens : le chagrin n’est pas la pleurnicherie à laquelle l’oreille moderne le restreint, mais une « part de la mécanique de la vie », source d’ « insolence face au malheur », un mot inépuisable, dont le sens se donne et résiste. Non pas un sujet littéraire, mais un corps offert dont on caresse les contours sans jamais le posséder.
De quoi chagrin est-il le nom ? Peut-on retracer son origine ? Peut-on se combler de chagrin ? Le cœur « soudain à l’étau », enfermée que je suis dans une « cage d’os », j’essaye, à travers les voix, de circonscrire le chagrin, ses causes, ses absences, j’essaye d’en percer le « mur mitoyen » pour apercevoir, de l’autre côté, l’amour, la consolation, l’amitié, le rêve, toutes ces échappatoires, ces reflets, que les poètes parcourent, en vols suspendus, comme étonnés de constater combien le mot se refuse, combien la pensée n’évacue rien et que demeure, « ailleurs en même temps que là », ce chagrin dont on s’approche, hébété, pour mieux le mettre à distance.
L’ « expérience cruciale du naître à soi » que proposent Jacques Roman et Bernard Noël, qui est autant celle du chagrin que du pouvoir poétique, porte en elle une beauté fulgurante, rare, que je murmurerai pour moi les jours d’ombre, persuadée que j’y trouverai toujours la transcendance nécessaire pour crever la nuit.
Je ne peux que vous inviter, avec émotion, à vous réfugier, à votre tour, dans ce beau livre, et à applaudir le merveilleux travail d’édition de Claire d’Aurélie.
Livre acquis à l’occasion de l’excellent salon L’Autre Livre : vous pouvez le commander auprès de son éditrice (paupieres2terre@free.fr), à la librairie Anima (Paris, 18e) ou chez certains revendeurs en ligne.