De Litteris

28-9-2012

En remontant les ruisseaux

Jean Rodier - Editions L'Escampette

Sur l’Aubrac et la Margeride : dès le sous-titre, Jean Rodier trace, à la ligne claire, son territoire d’écriture, « arrondi, tout en courbes, compact », à l’image de son style, tout de denses circonvolutions polissant, d’une plume fluide, la minéralité des mots. Dans son beau livre s’entremêlent « récit, description, réflexion, un peu de botanique, d’halieutique, de géographie, quelques références, quelques inexactitudes et à peu près », autant de vagabondages dans lequel le lecteur se perd, à sauts et à gambades, ferré par la promesse d’une écriture dansante.

C’est que l’on suit bien volontiers, dans ce Haut Gévaudan mis en poème, ce psychogéographe transformant la pêche en occasion de s’émerveiller face à l’âpre beauté de la nature et de ses noms. Il égrène, au fil des pa(ge)s, des noms de lieux comme autant mantras roulant doucement en bouche : mots de ruisseaux (Chapeauroux, Fouillouse, Truyère, Chantelouve, Chassezac, Bès…), manteaux forestiers (aubiers, sorbiers, alisiers, saules, frênes, fayards, épicéas…), flore à fouler (ancolies, serpolet, pulsatilles, scabieuses, lychnis, renouées bistortes…), faune à subjuguer (goujon, fario, chevesnes, gammares, truitelles, chabot…) ,  minéralité aux sons rocailleux (schistes, granites, lauzes…), topographies gouleyantes (combes, drailles, devèzes, bials, landes à callune, piémonts, tourbières, eaux turbides, fondrières…)… tous déclinent ce qu’embrasse le regard clair de l’écrivain et dansent à l’unisson du texte.

Et le lecteur de se laisser emporter par cet art doux de l’énumération qui, déroulant à flots les plis du paysage (ses prairies grasses, ses sources fuyantes, ses traits arides, autant de matières imbibées et suintantes de mots), fait rouler en gorge le chant des mots-ruisseaux : peu importe, parfois, que le mot se fasse opaque, s’il surprend, saisit, étonne et fait jaillir, promesse, un relief saillant, inconnu, au paysage-âme, offrant une occasion d’exulter, secrètement, à la découverte d’une cascade-vocable.

Remontant les sources pour surprendre les poissons, notre fin homéopathe des paysages remonte donc aussi celles d’un langage florissant, source vive à dévoiler, « dans la solitude ou dans l’intimité ». Le journal saisonnier de ses pêches bredouilles ou triomphantes se transforme en « guide pour se perdre » dans des contrées poétisées (« le ruisseau […] fraie sa voie hésitante et tenace, inclusion transparente et musicale, riche elle-même d’une multitude d’inclusions vivantes, dissimulées dans sa transparence » ), rendues séduisantes par la vigilance des sens – vue qui transforme les genêts en « essaim de papilionacées », dans lequel se confondent papilles et papillons, ouïe ravissant le filet du ruisseau comme le claquement de fouet du fil fendant les eaux, toucher glissant du poisson s’esquivant sous les doigts, odeurs diffractées du printemps qui s’égoutte, goût fabuleux de la première truite- et de la langue (« absorber comme une éponge la fusion à l’anthracite, sur les courbes émoussées, les horizons dilués, les routes phosphorescentes ») qu’elles entraînent.

Qu’il évoque son attention aux ombres, où s’avivent les farios, ou aux lueurs matinales accueillant le promeneur, la surface sensible de l’eau ou l’équilibre des gestes du pêcheur, sa philosophie de la pêche (« la pêche comme discipline pour se soustraire au discursif, pratique de l’abandon à ce qui n’est pas soi, exercice pour être vivant parmi les autres »)  ou son rejet de l’envahissement urbain, l’histoire de la pollution des eaux ou la défense des animaux sauvages ; qu’il en appelle à mon bien-aimé Lucrèce ou qu’il rappelle Gracq, entre deux allants poétiques, et les nature writer à l’américaine (difficile de ne pas penser au Traité du zen et de la pêche à la mouche ou à La rivière du sixième jour), Jean Rodier nous offre, à travers ce doux voyage aux mots d’eau pure, une infinité de particules de joie et d’émerveillement.

On referme le livre convaincu, avec lui, que « les rivières sont le fond de l’esprit où nagent les rêves», et rêvant à cette harmonie vibrante nature-langue que Rodier a si bien su aboucher.

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