Entre deux mots la nuit
Récit, poème : peu importe, réellement, la forme d’Entre deux mots la nuit. Seule compte cette voix bouleversante qu’emprunte Georges Bonnet pour évoquer la maladie de sa femme, la lente dégénérescence de sa mémoire, son absence – sa nuit- entre deux paroles qui se délitent.
Le texte avance par éclats, pour dire la douleur de devoir laisser sa moitié dans une maison de retraite spécialisée, tenter de justifier cet abandon médicalisé, que le cœur ne supporte pas, lui qui se remémore tristement le passé vif, joyeux, plein ; dire la descente aux enfers vécue à deux, l’un, impuissant, voyant l’autre disparaître, l’autre, régressant, jusqu’à ne plus se connaître.
Dire, inlassable, la lutte contre la lente désertion de sa femme par elle-même ; lutter, en convoquant dans un éternel présent celle qui n’a plus ni passé, ni futur, « immobile dans l’instant », tisonnant ses souvenirs (« je lui retrace la route du long apprentissage de notre bonheur » ; « je lui rappelle les paroles vieilles de vingt ans qu’elle me disait sous notre cèdre. Je colorie volontiers nos souvenirs. ») ; assister, impuissant, à la « sérénité de l’ignorance » de la malade, sans trop savoir si les mots, « la tendresse, toujours, inépuisable issue », lui parviennent ou ne sont qu’un ressassement pour s’apaiser, narrateur impuissant face à une déchéance programmée.
Dire l’inquiétude, parfois agressive, de cet être piégé dans un « autre temps », confronté aux trouées obscures de sa mémoire, pris de sursauts mémoriaux, parfois, avant que la maladie ne recouvre d’un épais silence les fragments de sa mémoire. Dire ses oscillations d’être insaisissable, concentré sur les limites de ses oublis, se faisant, au fil des jours, impalpable, absent.
Féliciter ses maigres accomplissements, accompagner son regard étonné sur la vie, redevenue neuve par le jeu de l’oubli, et jouer, jouer à être ensemble, par les mots et par les mains. Bonnet chante les mains, qui remplacent la parole, qui « ont leur mémoire, et se comprennent ». Toucher qui rassure, qui va au-delà du langage et le remplace, toucher, dernière barrière la déréliction de l’être, tendresse qui dit là où la bouche échoue à remémorer. Toucher, garder dans le présent, dans le réel, cet être aux brusques absences, tracer d’un geste la connivence que les mots effacent. Caresses fil d’Ariane. « Frôler un souvenir, c’est déjà beaucoup ».
Accompagner, accompagner malgré tout, faire de sa présence un cocon protecteur (« mes paroles vont de moi à elle, vivantes, font partie d’elle, nous accompagnent un instant, nous laissent seuls » ; « je vis, je parle pour elle. Nous vivons deux en un »), un rempart désespéré contre l’inévitable (« je l’amène au seuil d’un souvenir, reste seul à lutter »), et tenter, tenter toujours de comprendre, d’interroger (« garde-t-elle une mémoire intime ? »), pour accompagner, encore, contre le vertige du vide, le réel qui se déserte.
Dire, aussi, la vie dans ces résidences aux silences impartagés, le passage des Sœurs, l’éclipse de certaines pensionnaires, leurs âmes peu à peu inaccessibles, vivant dans ces lieux où le temps n’arrive pas, la succession des infirmières aux patiences dorées, et, au milieu de tout cela, l’aimée, qui tente de se raccrocher à des gestes d’élégance quotidienne, le foulard, les épingles à cheveux, le chemisier boutonné haut, gestes qui se délabrent au fil des jours, comme ceux des autres pensionnaires, déréliction, déréliction de ces corps, de ces regards qui voyagent en eux-mêmes, emmurés, de ces cœurs battant aveuglément sans plus savoir pour quoi, de toutes ces enfances qui s’absentent (« ne pas chercher ses yeux, feu de joie devenu silence » ; « un aide-soignant leur fait la lecture du journal local, et c’est un peu comme si leur parvenait, sans jamais vraiment les atteindre, une rumeur de cette vie qui parfois fut la leur »).
Dire, jusqu’à l’inévitable, jusqu’à atteindre ce lieu où l’union est impossible, l’être injoignable.
Et refermer le livre sur ce silence, laissant le lecteur hanté par cette langue pudique, juste, sensible ; bouleversé par cette expérience d’empathie avec l’indicible qui, leçon de vie autant que de littérature, ancre en lui la pureté déchirante d’un amour absolu.
2 commentaires
j’ai adoré ce livre. tout sonne juste, leur amour, leur complicité, la façon dont il l’aide à faire travailler sa mémoire, son ressenti à lui chaque jours qui passe.
sa grande sensibilité, l’importance des mains du toucher dans la mémoire etc.
je vous donne le lien pour ma critique sur mon blog : les livres d’Eve sur eveyeshe.canalblog.com
Exceptionnel. Jamais je n’ai lu des pages aussi magnifiques – et aussi poignantes – sur ce “thème”.
C’est aussi un long poème d’amour.
Peut-être le plus beau et en tout cas l’un des quatre ou cinq plus beaux ouvrages de Georges Bonnet.