Google God
« Big Brother n’existe pas, il est partout. » : un sous-titre terrifiant mais ô combien vrai. Pour analyser la modernité dans son rapport à internet, Ariel Kyrou aurait pu s’attaquer à l’invasif et possessif Facebook, au bobo-geek Apple ou aux nouvelles inventions parasites, dévoreuses de temps, à la twitter : délaissant ces nouvelles « divinités païennes », il a préféré analyser l’entité qui lui semblait la plus sympathique et peut-être aussi la plus représentative de ce « cloud computing » qui nappe nos vies. Google, une sorte d’archétype, de mise en abîme du fonctionnement d’internet ?
Google est au centre des préoccupations d’une écrasante majorité des internautes : si ce n’est grâce au moteur de recherches, ça sera à travers youtube, son système de messagerie (gmail), son navigateur (chrome) ou cette application, véritable joie mégalomane quotidienne à mes yeux, qu’est le tandem google maps/google earth, quadrillage arrogant me donnant souvent l’ensorcelante illusion de pouvoir maîtriser l’espace. Google est partout. Every-ware, pour reprendre le mot valise mis en avant par Kyrou (contraction de everywhere et hard/software).
Ses projets sont fascinants : premier moteur de recherche à avoir l’ambition de parcourir la totalité des informations dispersées sur la toile, le géant américain compte transformer internet en denrée aussi banale et quotidienne que l’électricité. Il se propose, avec un enthousiaste naïf et enfantin, de mettre l’entièreté de la connaissance à portée de tous : non pas la posséder, mais la diffuser, grand seigneur qu’il est. Il demande alors à l’internaute sa collaboration active, l’utilisant tel une abeille pollinisatrice qui travaillant, gratuitement, pour le plus grand bien de la science et l’enrichissement de Google.
Google ne veut pas être un créateur, à l’image d’Apple ou Microsoft, mais un accompagnateur, soutien invisible, toujours à la pointe de l’avenir, relais de toutes les avancées technologiques. Ainsi, son travail ne vise, selon ses créateurs, qu’à donner naissance à la Singularité, cette ère fantasmatique de bien des geeks, où l’homme aura accès au cloud computing sans l’intermédiaire de l’ordinateur et pourra y nourrir et déverser sa persona spirituelle et virtuelle, bref, devenir partie intégrale de la Connaissance.
« Étant relais, il n’est pas propriétaire. Étant le serviteur intégral, il peut être partout. »… mais aussi tout contrôler, tout en laissant à ses abeilles l’illusion du libre-arbitre et du choix. En optimisant sans cesse son service de recherche, il détruit la notion d’imprévisibilité et nos facultés de chercheurs, d’êtres réfléchissants : pourquoi s’enfermer dans une bibliothèque et faire une véritable démarche d’investigateur à travers les livres quand il suffit de cliquer sur « j’ai de la chance » pour obtenir un résultat, optimisé selon la demande ?
Google s’avère donc être un dieu bienveillant, invisible, dissimulé par l’illusion de la gratuité et par son moto « don’t be evil ». C’est un « dieu » somme toute fascinant dans ses contradictions et son omniprésence, un « dieu » dont la voracité s’avance cachée, dissimulée par la multiplicité de ses inventions dont les visages angéliques lui rapportent des millions.
Kyrou analyse avec pertinence et humour l’évolution de cette étrange compagnie, son mode de fonctionnement, et l’invention d’une nouvelle forme de capitalisme qui, en ne se pliant à la publicité que de mauvaise grâce et de manière détournée, donne l’illusion de se plier à la volonté du consommateur internaute : songez à ce prodigieux entubage publicitaire permanent que sont les google ads ! Il décortique l’économie de la connaissance qu’elle met en œuvre – Kyrou revient ainsi sur l’épisode de la numérisation des bibliothèques et sur la mise en place de google street view- et l’impact que les nouvelles technologies ont sur l’individu connecté, celui que l’on peut déjà nommer le « transhumain », tout droit sorti des univers de SF à la Philip K. Dick (auquel il a consacré un brillant essai, ABC Dick, nous vivons dans les mots d’un écrivain de Science-Fiction)ou à la Gibson.
Comment peut-on rester « lucide » face à cette hypnose de l’à- venir ? Peut-on lutter contre la googlisation des esprits ? Au final, est-ce Google qui pose problème ou la société qui l’acclame et lui permet de s’imposer ? Au fil de ses (brillants) chapitres, Kyrou nous donne autans d’armes, de pistes de réflexions pour maintenir notre esprit en état de veille : “Quelle que soit la subtilité et la puissance du contrôle, qui évolue avec le capitalisme d’ailleurs et devient plus agréable, plus facile à accueillir, la réalité n’est jamais intégrale, et le bug toujours possible.”
Google god, essai philosophique et pamphlet, s’avère être une séance de décryptage extrêmement instructive et réflexive. Indispensable !
Vous pouvez en lire les premières pages sur le site d’Inculte.