L’épouse de bois
Maggie Black est poétesse. Ou plutôt l’était : il y a bien longtemps qu’elle n’a pas renoué avec la magie d’une création personnelle, se limitant à analyser les œuvres des autres. C’est de ces autres que vient le grand bouleversement : son maître en poésie et correspondant le plus fidèle, David Cooper, vient de décéder dans des circonstances mystérieuses et lui lègue sa maison à Tucson, en Arizona, au milieu du désert, des montagnes, et des forêts de saguaros. Maggie s’y rend, dans l’espoir de trouver des écrits inédits de son mentor afin d’étayer la biographie-testament qu’elle projette d’écrire, et se retrouve confrontée à la magie étrange et pénétrante des lieux et des créatures surnaturelles qui les hantent : quel étrange sortilège agit sur les créateurs qui habitent ces lieux, les poussant à la folie et à la mort ? Et si les images qu’abrite leur art devaient se comprendre littéralement ?
Terri Windling s’est inspirée d’une toile de Brian Froud, peintre des fées et des émanations de l’imaginaire britannique, qui orne la couverture du roman : une dame masquée d’écorce, une femme lièvre et des bois où s’obscurcissent les traits d’étranges créatures, que l’on retrouvera au sein du roman, réalistes et fascinantes. Autant d’éléments évoquant le folklore celte et européen, auquel Terri Windling a dévoué une grande partie de son travail d’éditrice et d’anthologiste. Mais ce n’est ni dans une forêt européenne, comme celle des Mythagos de Robert Holdstock, ni dans la lande anglaise que Windling nous entraîne : le désert fournit le décor de ses légendes éveillées. Ce livre est un cri d’amour à l’Arizona, à son aridité râpeuse, à ses terres aux fertilités insoupçonnées, à son air où se mélangent les légendes des indiens et celles des colons qui les en ont chassés, à ces figures qu’on voudrait trans-culturelles : Crow, Trickster, Change-Forme, Dieu-Cerf…
On sent l’auteur naviguer entre son amour pour le folklore du vieux continent et celui du nouveau monde, tout comme Maggie Black, en découvrant les terres de poésie de Cooper, comprend que ces deux types de paysages s’entrelacent dans les vers du vieux poète. C’est cette fascination pour la géographie qui est au cœur du roman, bien plus que l’enquête autour de la mort de Cooper (dont la solution ne sera d’ailleurs apportée que par un travail d’imprégnation des lieux) : Windling nous immerge lentement dans la lumière pure et rasante des grands espaces sauvages et le rythme calme de ses habitants, nous faisant ressentir tour à la tour leur beauté et leur dangerosité. On se laisse envahir par ces paysages mentaux, dans lesquels l’irruption d’émanations surnaturelles ne choque pas : au contraire, les figures magiques en semblent le prolongement logique, comme si la force des lieux ne pouvait se suffire à elle-même. Elles en sont les habitantes naturelles – et non pas ces misérables humains, qui en perturbent la grâce dépouillée. Elles sont les génies de ce monde de pierres chantantes, ses lares protecteurs. Tout humain qui voudrait s’approprier un peu de la magie des lieux lui doit une redevance, de chair et d’encre.
L’art devient alors le deuxième cœur du roman : chaque personnage semble apporter sa contribution artistique au désert. Ecrivain, peintre, musicien, sculpteur, relieur, danseur : ils sont légions à cohabiter avec les entités surnaturelles et à tenter d’apposer leur griffe sur l’espace-temps mystique qui les entoure et qui forge leur imagination autant que leur imagination en module les reliefs. Chacun d’entre eux –humains comme panthéon surnaturel- est un peu poète, c’est-à-dire créateur : il participe à l’élaboration de la mythologie des lieux. Il comprend la façon dont le langage (qu’il soit verbal ou visuel) façonne le monde et il joue de ce pouvoir. C’est grâce à la poésie que Maggie comprendra l’univers qui l’entoure, qu’elle nouera des amitiés, résoudra la mort de Cooper. Grâce à elle –tant dans les citations, de poètes réels ou imaginaires qu’à travers sa douce et belle écriture- que Windling nous envoûte. Je tiens à préciser, pour les réfractaires à la poésie, que celle-ci n’est pas ici synonyme de mièvrerie, plutôt de « puissance évocatoire ». Windling fait preuve d’une belle sobriété dans son écriture et dans l’élaboration de certains passages – comme les relations amoureuses de Maggie- au cours desquels certains auteurs de fantasy auraient déversé des torrents de guimauve nauséabonde.
J’ai trouvé passionnant la façon dont Windling entrelace les thèmes de la poésie (premier des arts), du mythe (première des histoires) et de la création (commencement de tout). C’est un travail qui me semble assez proche de celui, admirable, de Charles de Lint qui, dans sa cité imaginaire de Newford, creuse les failles du réel à l’aide de l’art (et de personnages extrêmement attachants : j’aimerais aller boire un thé avec Jilly Coppercorn, Sophie Etoile, Geordie Riddell et les autres) pour en extraire le suc du folklore européen et indien. Dans son splendide roman Memory & Dream, il explore lui aussi la thématique de ces œuvres d’art qui semblent plus « vraies », plus justes que les autres… peut-être parce qu’elles sont les reflets d’incarnations surnaturelles ou la porte à l’incarnation de créatures surnaturelles…
De Lint n’est hélas que très peu traduit en France (quelques nouvelles dans les anthologies des défuntes éditions de l’Oxymore, deux romans – hors Newford- traduits chez pocket) : je ne peux qu’espérer qu’après avoir traduit cet unique roman de Windling – dont l’œuvre gagnerait à être davantage connue en France- et nous avoir entraîné dans cet Arizona envoûtant, Les Moutons Electriques nous feront entrer dans Newford…
2 commentaires
Je crois que je vais encore une fois être piégée. J’ai bien envie de lire ce livre et en plus la couverture est magnifique.
Brian Froud est un vrai magicien ! Vous pouvez admirer l’illustration de cette couverture en plus grand format encore dans “Le monde de Faerie” : on y aperçoit même quelques photos de son divin bureau…
Le texte de Windling vous enchantera, je l’espère. Bonne lecture et mille excuses de vous avoir encore “piégée” : mais c’est pour la bonne cause ! ;-)