L’Archéologie dans l’Antiquité
L’Archéologie, une “invention de la curiosité moderne” ?
Que nenni : les Anciens pratiquaient déjà l’étude des mondes disparus et des reliques mortes qu’ils nous ont laissées, cherchant dans les secrets des ruines des évasions à leur crise de conscience (tant il est vrai que le spectacle d’un monde en mutation nous incite davantage à retrouver les signes d’une tradition qui nous aiderait à survivre). Leurs voyages culturels visaient à rencontrer des preuves matérielles pour leurs mythes fondateurs (s’extasiant ainsi face à la pierre que Kronos avait avalée à la place de Jupiter, le bouclier d’Agamemnon, le cadavre, conservé dans de la saumure, de la truie aux trente gorets qu’Enée sacrifia à Junon…), ou à remonter vers le passé pour célébrer, à travers les lieux, les hommes dignes de mémoire (jardins d’Epicure, place où Démosthène s’entraînait à vociférer, espaces de l’Académie, tombeau d’Acca Larentia, sépulcre de Virgile…).
Ces pieux pèlerinages vers une Histoire dévorée par la Nature excitaient la curiosité de touristes cultivés désireux de meubler par l’imagination leurs réminiscences littéraires et historiques, proies faciles des mystagogues ou lecteurs avides des guides topographiques/historiques/archéologiques que proposaient Pausanias, Polémon d’Ilion, Hérodote, Diodore de Sicile ou encore Denys d’Halicarnasse, auteurs qui, posant un oeil précis sur l’Antiquité dans toute sa matérialité, leur permettaient de partir à la Recherche du Temps Perdu et d’en apprécier la différence avec le temps présent.
Révélées par des séismes, les socs des laboureurs, des oracles ou des apparitions de fantômes, les ruines peuvent se faire la proie de détrousseurs de morts (Caligula n’hésita ainsi pas à ouvrir le tombeau d’Alexandre pour en essayer la cuirasse…), cherchant dans les souterrains les trésors enfouis, les cités perdues, les livres anciens et prestigieux qui leur permettraient d’atteindre fortune et gloire. Et si les richesses ainsi dévoilées pouvaient se laisser admirer dans des temples où l’on honorait moins les dieux que la perfection des statues de Praxitèle, des portiques transformés en musée à ciel ouvert, des thermes où l’on alliait souci de délassement et stimulation esthétique ou encore des collections privées ; si certains lieux mythiques furent inlassablement entretenus (maison de Romulus sur le Capitole et sur le Palatin), d’autres disparurent, piétinés par un christianisme rageur soucieux de transformer les idoles en petite monnaie, de récupérer les matériaux des monuments passés pour en construire de conformes à leur doxa, de sacrifier les bois sacrés à un urbanisme galopant…. ou de les transformer, lors des invasions barbares, en murs défensifs.
Disparaît alors une sensibilité particulière à ce que pouvaient être les hommes, qui ne surgira qu’au XVIIIe siècle, parfois entachée par une nouvelle dérive intellectuelle, celle de ne savoir percevoir la mémoire mouvante du passé et sa signification que par et dans l’actuel.
C’est un intéressant essai que livre là Robert Turcan : et si l’on peut lui reprocher, parfois, de s’éparpiller dans une foultitude de références (qui, quoique savoureuses, peuvent peut-être perdre quelqu’un qui maîtrise mal la littérature antique), il fournit une réflexion intéressante sur le rapport que les Romains et les Grecs entretenaient à leur patrimoine historique et mythique, leur goût pour les realia derrière les reliefs pittoresques, la valeur et le rôle de leurs émotions historiques ou mystico-épiques, et la naissance d’un vandalisme lucratif qui, bafouant le respect des vieilles pierres, mit à mort un certain bonheur à se projeter dans un siècle différent par la grâce de ruines évocatrices.
En plus de l’agréable méditation (sur mon propre rapport aux ruines) qu’il m’a offerte, Turcan cite régulièrement Stace, mon poète antique préféré… que je ne résiste pas à partager avec vous :
Credetne uirum uentura propago,
cum segetes iterum, cum iam haec deserta uirebunt,
infra urbes populosque premi proauitaque tanto
rura abiisse mari?
Les siècles futurs pourront-ils croire, quand les moissons repousseront et qu’enfin reverdiront ces déserts, que des villes et des populations sont englouties sous leurs pieds et que les campagnes de leurs ancêtres ont disparu dans une mer incendiée ?
Silvae, IV, 4, v 81-83 (à propos de l’éruption du Vésuve)