De Litteris

4-12-2012

L’envers de tous les endroits

Lambert Schlechter – dessins de Jean-Marie Biver - Editions Editions Phi

Le poème-préambule, “en guise d’autoportrait“, interpelle et lance la couleur du recueil : et si la poésie était le seul autoportrait possible ? Quand l’art du fragment rejoint le chant, n’a-t-on pas là, dans les creux du langage, la plus fidèle tentative d’autobiographie qui soit : l’être dans toute sa mouvance, ses chantournements, ses blancs, sa volonté de vivre et son refus de mourir, son caractère insaisissable d’âme que les mots, fuyants, peinent à exprimer (” celui qui dit je/ n’est jamais en français dans le texte“), le caressant et le relâchant aussitôt ?

Et si le vers, par sa puissance d’évocation, sa brièveté, sa densité, pouvait seul prendre “le nom/ en écharpe“, et avec lui l’art de jouir, de vivre & de mourir, de celui qui s’anaphore à travers le texte ?

Lisant L’envers de tous les endroits, on retrouve, éclatée en poèmes, l’âme belle et complexe du diariste Schlechter, oscillant entre “plénitude & manque“, mort & vie. Le voilà qui lutte contre la fascination du néant, cet “envers de tous les endroits“, cette “volupté absolue” ; contre la mort inéluctable à laquelle il refuse de se résigner (“faudrait de tout ça/ bêtement animalesquement se divertir, non ?” ; “une résolution aussi touchante que grotesque / clamser pas encore, pas ici, pas maintenant“) ; contre l’angoisse de l’éphémère (“de toute façon ce sera une autre logique / une autre philosophie, une autre économie / quand tu seras aux urgences / il n’y aura plus d’urgence“), du temps qui passe et qui engloutit tout (“où où où sont-ils partis / tous ceux que nous avons connus / où sont-ils maintenant / et nous, où irons-nous, où où“), la couleur des fleurs, le sourire des hommes, la vanité du scarabée (“on est toujours l’insecte de quelqu’un” – “narquois clin d’oeil” à “l’ami Franz“).

Le poète glisse dans le texte, à mots simples, presque enfantins parfois (“y a la mort qui vient / et le soleil qui brille“), l’envers de son âme : refusant de céder au lamento, il déjoue avec humour la peur de la disparition, apprend à conjuguer l’appréhension de la mort avec des éclats de vie quotidienne (“la chambre que je préfère / est ta chambre fleurie / et peu importe alors / si ton beau drap est mon linceul“), à voir dans cette promesse d’ombre un moyen de dédoubler l’éclat de la vie (“la bougie ne donne de lumière que si elle brûle / elle n’est vive qu’en mourant“), de substituer au manque toutes les plénitudes. Interrogeant la mort, avec une âme aussi contemplative que rieuse (“l’endormissement et son euphorie / nous les connaissons déjà / alors pourquoi l’autre somnolence / nous ferait-elle peur? “), il fait alors jaillir d’autant plus haut la joie et la jouissance de la vie.

A cette dérision méditative, qui apprivoise la mort autant qu’elle la tient à distance (“travers lentement l’épaisseur/ de la nuit interstellaire / parce que l’on est déjà infiniment loin du sommeil“), se mêle donc la fascination pour l’improbable, la miraculeuse beauté de l’univers et ses petites joies quotidiennes (ces pommes râpées pour “m’aider à vivre / encore un certain temps” ; les fleurs aux couleurs vives ; la “petite chansonnette” qui nous permet de surmonter la détresse émotionnelle). La splendeur du monde se décline, des éclats contemplatifs de la poésie chinoise à l’érotisme élévateur, pure vibration de l’âme et des corps (“encore et encore je contemple / le gros plan de ta fleur d’amour / icône sainte & sacrée / de mon unique religion” ;  “de tout mon visage entre tes jambes/ j’ai pris un bain de femellitude“) ; du vertige qu’offrent les diverses cultures (“envoyer l’âme seule dans des périples / à travers les siècles & les continents / à la découverte d’un passé-présent“) & les lectures (“qui comprendra mon bonheur / d’être ami de Tchekhov et de Sylvia Plath“) à la fragile merveille qu’est le corps humain (“pendant la promenade au cimetière / sa main vient trouver ma main / au fond de la poche de mon manteau / et nos doigts au nez des macchabées font l’amour“).

Et cette splendeur est à défendre, contre les banales brutalités que subit et qu’a subi l’humanité (“sa fillette, elle la soulèvera toujours plus haut / toujours plus haut / parce que dans la chambre à gaz / la mort vient d’en bas“), la “bureaucratique froideur” qui l’oppresse, la barbarie ordinaire, les poisons que l’on ingurgite pour oublier nos angoisses, les religions qui disjoignent les êtres plutôt que de les relier. Elle est à défendre, pour que le monde ne se fasse pas “pays hostile” où l’on ne se reconnaît plus, pour que le sommeil ne soit pas un temps torturé de questions, un endormissement de l’âme, mais bel et bien latence créative où émergent doucement les mots.

C’est dans la pleine nécessité de la langue (“écrire comme s’il n’y avait plus d’encre / parler pour égorger les mots“), dans la joie de chahuter les mots – les adverbes, notamment, comme si multiplier leurs nuances permettait de vivre plus pleinement encore-, dans le plaisir répété de l’esperluète, ligature élégante de ses chants, que Schlechter tient le mieux à distance la mort et la démence du monde, et vibre, démultipliée, la jouissance de la vie. Etre de papier en sursis, il déploie les richesses rythmiques de son âme et fait de chaque poème une “quête enquête“, une exploration de sa volonté inassouvie à vivre, incandescent, jusqu’à la cassure.

Dans le cycle de son chant, où les thèmes ressurgissent et s’embras(s)ent, se dessine donc, jusqu’aux “derniers mots, muettement“, le portrait d’une âme et sa philosophie de la vie – ou du non-mourir ? L’autobiographie, filigranée dans le verbe, de “celui qui“, en début de recueil, fignolant “dans l’incertain“, crucifiant des “pronoms de hasard sur la rose des vents“, tentait d’embrasser l’entièreté de son âme, envers & endroit.

Un bien beau recueil qu’illuminent, en écho aux textes, les dessins de Jean-Marie Biver, dansantes ombres où silhouettes & vanités capturent l’éphémère, le fragile, le précieux.

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