La peur et les signes
“Ecrire et regarder le monde depuis l’abîme“, ne laisser derrière soi que “syllabes salies/ et calcinées“, dire l’agressivité du monde et l’angoisse qu’il suscite et, au-delà, malgré tout, un besoin inextinguible mais inatteignable de plénitude: dès le poème liminaire, Al Berto cartographie une âme désespérée, oscillant, en clair-obscur, entre lyrisme et révolte.
C’est un recueil tout de déchirures, de lignes de failles, d’instants fissurés et d’âmes que l’on brise : le poète s’y présente comme habitant par erreur la morsure des villes, toutes de cendres, de poussières et de moisissures, témoin rageur du silence des hommes, admirateur silencieux des femmes aux seins fanés, figées dans l’attente d’un homme qui n’apparaît plus, photographe révélateur des “sourires de sable des fantômes” comme des “régions nomades de la mémoire“.
La réalité l’oppresse, qui n’est plus que décomposition, “craquements liquides“, ne laissant que trop rarement refleurir “les écailles humides de sa chair tremblante/ses membres armés de petits ongles ossifiés/ son corps muet ouvert aux graines et à l’araire...”
Personnage d’une photographie déchirée en noir et blanc, il tente de se réfugier dans une “langue brouillée d’images“, dans une nuit qui angoisse autant qu’elle s’irise, “arc-en ciel“, libérant les rêves porteurs de sensations. La langue alors s’épanouit, porteuse de mythes absents de la brutalité du monde moderne (“je recueille le regard/ où un faune vient boire la nudité nocturne des raisins“), capable d’évoquer, sensuelle, le “visage incertain d’une mer”, les “navires perdus dans l’écho du temps”, les “lèvres écorchées par la vision des voyages“. Prenant le rêve à l’abordage, le poète s’adonne à des pulsions lyriques qui chassent, même si ce n’est que momentanément, la mort hors du texte.
Mais le sang finit par rejaillir des interstices de la nef, la mer redevient “violente nuit des marées” et non plus nostalgique miroir, de l’autre côté duquel l’âme plongerait, avide d’illusions, de cartes, de géométries mystérieuses, désireuse se s’abreuver aux “chaudes larmes des îles“. “Les bateaux sont la seule image qui nous restent pour fuir/ mais seules les paroles nous enivrent” : les rêves finissent par se briser et la morsure du réel, portée en langue amère, aveugle l’âme et la blesse.
Réveillé, exilé du voyage intérieur (“nous naviguions sans boussole l’un à l’intérieur de l’autre“), le poète s’adonne à la certitude du désespoir (“je m’incline à nouveau sur la trame de ce siècle / je recommence à broder ou à dormir / peu m’importe/ j’ai toujours douté que le bonheur vienne un jour me visiter“). La nuit jadis porteuse de rêves salvateurs n’est plus que le lieu du “très lent déchiffrage de la peur et des signes” ; peur de la “vague nausée de la vieillesse“, peur de ne plus entrer en communion avec la flamme de l’adolescence, aube brûlée de nostalgie adulte, et de voir se recroqueviller, au feu des ans, son visage de papier, recouvert des signes fallacieux d’une langue qui n’est plus rempart.
Condamné à pétrir la “malléabilité des ombres“, à cracher la langue qui a su, douce barque somnambule, un jour l’élever, blessé à l’idée de voir “coaguler” ses jours, piégé dans “ce corps où je me suis caché/ [qui] s’est épuisé“, le poète n’a plus qu’à laisser s’échapper son âme, en des vers bouleversants de fragilité et de révolte.
Criant des tréfonds de l’abîme en des vers qui se saccadent – ponctuation absente si ce n’est quelques questions sans réponse et suspension étirant le temps du rêve – saturant de mots son angoisse à exister, Al Berto compose un grand poème du désarroi existentiel et de la lutte artistique.