La Poupée de Kafka
Comment résumer un roman qui se déploie comme une poupée russe et dont le coeur semble toujours fuyant ?
Est-ce l’histoire de la poupée de Kafka, ce jouet offert à une petite fille en manque d’histoires, pour laquelle l’écrivain praguois composa un conte inédit et désormais perdu ? Est-ce celle de Julie Spieler et de son père, Abel, universitaire idolâtre de l’auteur de la Métamorphose, dont la relation repose sur une fascination-répulsion pour l’ombre de l’écrivain ? Est-ce celle d’Else Fechenberg, la fillette à la poupée, rescapée d’Auschwitz, s’enveloppant dans le mensonge comme en “un tour de magie amusant et sublimement vain” ?
Est-ce l’histoire d’une filiation ou celle du poids de la littérature dans notre vie ? Celle d’un père ou celles des pairs que l’on se choisit et qui nous structurent presque malgré nous ? Est-ce l’histoire des histoires disparues, les non-dites, les non-écrites, les textes absents entre les êtres, les textes qui s’inventent pour suppléer au silence, les textes que l’on utilise comme écran opaque entre soi et le monde, les récits que l’on fausse pour opposer “à la sévérité butée de l’univers” des “facéties minutieuses comme on souffle des bulles de savon sur une forêt en flammes” ? Est-ce une déclaration à “Kafka schon immer, toujours et en tous lieux, l’étoile noire, l’anti-guide, le prophète” ?
La Poupée de Kafka est sans doute un peu de tout cela : une contribution personnelle à la littérature de l’effarement, un tourbillon étourdissant, qui rappelle combien la littérature est souvent “un antidote à la maladie d’exister“, et combien le mensonge, le fictif et le presque-vrai subliment et dépassent le réel, surtout quand celui-ci prend une forme qu’il est impossible de transcender (“Auschwitz n’a jamais été l’enfer. Auschwitz a été Auschwitz rien de plus rien de moins“).
Si celui qui “se confesse est déjà dans le mensonge“, comme l’écrit Kafka dans ses magnifiques Aphorismes de Zürau, si la sincérité s’avère impossible, incommunicable, pourquoi ne pas toujours utiliser le littéraire, l’artifice et l’énigme pour exprimer son coeur fuyant ou pour relier ensemble des êtres qui ne savent pas comment affilier leurs esprits ?
Après tout, “entre la lumière du commencement depuis longtemps disparue et celle de la fin si fragile et lointaine, n’est-ce pas là tout ce qu’on peut attendre d’une histoire ?”
Ponctué d’inserts visuels (photos, dessins, affiches) qui donnent au récit un relief par-trop réel, le roman de Fabrice Colin devient un être narratif à part entière qui, comme les personnages qui le hantent, oscille entre le réel et le fictif, l’anecdote réelle et le(s) récit(s) qui s’en nourri(ssen)t. Aveuglé de vérité, il se dérobe sans cesse au lecteur et lui offre à rêver de lumineux fantômes.
“Les livres, Julie. Médite un peu sur l’impossibilité absolue de ne pas lire. Choisis un livre dans la bibliothèque du monde plus vraie que le monde lui-même parce que cent fois plus sublime et cent fois plus misérable. “