La trame des jours
La trame des jours est le deuxième volume du Murmure du Monde, le journal fragmentaire de Lambert Schlechter. On découvre, avec ces « choses du jour » ou ces « choses qui », à la manière de Sei Shonagon, le portrait d’un homme glaneur de jouissances, vibrant du plaisir intense d’être vivant, égrenant sous nos yeux amis ses jours et ses découvertes.
S’il procède par éclats, c’est conscient que l’être n’est jamais qu’un patchwork de petits riens, un grand assemblage disparate, la somme des traces qu’il laisse. Rapiéçant la spirale de ses jours et de ses fascinations, rebrodant des pages volantes de carnets oubliés, ravaudant le passé et le présent, le diariste voluptueux nous donne à lire la matrice de son être, de sa langue, et de son oeuvre.
Avec lui, on rejette les églises et leurs intolérances (« à la base de tout monothéisme il y a une violence inouïe- la violence de l’Un »), on condamne et méprise les pulsions guerrières, on cherche dans la brutalité du contemporain des restes d’humanisme, on abouche, à l’histoire qui se fait, la grande Histoire qui s’est faite, on cherche, dans la rumeur du monde, dans les méandres de la science, la complexité du monde et de ce que sera le savoir (« un des sujets qui m’intéressent le plus, et sur lequel je n’arrête pas de me documenter, c’est la constitution du savoir, de notre savoir »). Toutes ces données sauront-elles être à la hauteur de la beauté gratuite, grâce offerte, presque inutile, de la nature, du cycle des saisons, du « maintenant immémorial des immobiles cyprès au pied desquels gambadent des fourmis » et du pourprier lent à éclore ?
Apparaît en pointillés discrets, au fil des proseries, l’histoire intime du chroniqueur (l’insaisissable enfance, ses relations familiales & amoureuses, sa carrière finissante d’enseignant, ses allers et venues en Toscane, ses deuils, ses joies & plénitudes), et, surtout, ses instants d’érotisme ébloui (« La sexualité n’est pas naturelle, comme manger & boire, elle est folle gambadeuse vertigineuse subversive chaotisante »). Au fil des pages, on halète des plaisirs, on fétichise les culottes féminines et leurs tendres renflements, on célèbre la femme dans sa puissance sensuelle, on chante l’harmonie du fier phallus, et on s’émerveille, sans cesse, des beautés intimes que conjuguent les corps amants (« Quand les amants disent « nous faisons l’amour comme personne », la grammaire abdique – ce nous-là, elle n’en sait rien »).
A cette chair épanouie répond en écho – et non en opposition, chair et esprit ne subissent ici nulle dichotomie, ils sont frères en jouissance- les jaillissements d’un esprit encyclopédique qui, inlassable, étoffe la spirale de ses connaissances et remâche à loisir les références tant aimées (« je ne suis pas savant, je me promène dans les savoirs, lambine & butine, cueille ci et là ce qui me convient, me plaît, me ravit »). On redécouvre ainsi en Bach la musicalité absolue, on relie Hokusai aux mangas et on dessine, à travers les noms familiers convoqués, le portrait d’une âme en littérature & philosophie (plaisir que d’y trouver l’indispensable Annie Dillard –lisez Pélerinage à Tinker Creek !-, les membres rapiécés du cher Montaigne – qui pourrait être l’une des figures tutélaires, avec Perros ou Quignard, de ces cahiers- l’ivresse d’Omar Khayyâm, l’élégance de Soseki, le bien-aimé Chen Fou –il faut lire les précieuses Lettres à Chen Fou, aux éditions L’Escampette… Plaisir que de suivre, aussi, l’évolution de ces plaisirs de lecture !), pour qui « lu » et « vécu » sont indissociables.
On plonge dans une langue qui se fait, se cherche à travers d’autres langues (précieuses notes sur le travail de traduction !), se hasarde (« écrire par diversion, écrire pour ne pas avoir à écrire, écrire des mots en attendant de faire des phrases, étudier les mots, se laisser aller à la fascination des mots, loin de toute scholastique »), s’esperluète, se ressasse (« Je ne vais pas me renouveler, je vais continuer à écrire la même chose, sans arrêt, mais peut-être plus brutal, avec la paranoïaque prétention de dire ce qu’on ne peut pas dire, de dire ce qu’on ne dit pas, de dire… l’ineffable »), crie ses aphasies, se rature-biffure avant de trouver, au hasard des pensées, des fragments de poèmes à venir. On liasse, paperasse, fatrasse les mots (« ce serait peut-être là le sujet du livre de la quarantaine : rendre compte de l’acquiescement. Une explication ramifiée du mot malgré » ; et, plus tard, « malgré le malheur, malgré l’horreur, voici la tendresse, voici la beauté, l’infinitésimale tendresse contre l’omniprésent malheur »), les catalogue, et spirale, spirale, spirale jusqu’à ce que la plume dégorge l’être, presque malgré lui, par bribes et morceaux, cohérent en son passé (fragments rabibochés, datés, racol(l)és à la trame des jours) & présent (égrené sans date, lui, comme si l’homme courait après son propre fantôme, l’image éternellement trouble de lui-même), à peine lucide quant à lui-même mais en harmonie avec ses mots, avec cette langue qui l’ausculte, rebondit sur ses silences, et dit, au-delà d’une temporalité qui s’annule, son intense et généreuse présence au monde.
De ces bifurcations, de ces méditations tant sur l’infra-ordinaire du quotidien et sa fragilité que sur des thèmes plus profonds (le deuil, l’oubli, la nostalgie, le miraculeux…), émerge le portrait d’un homme éblouissant d’humanisme qui, inventoriant la trame de ses jours, nous offre, avec autant de modestie que de générosité, le terrible émerveillement d’être au monde : « et maintenant, c’est une image, toute la beauté du monde sur un bout de papier, à voir, à contempler, toute l’inutile et déchirante beauté du monde soustraite au temps, au passage, au passé, à la chute des siècles et des millénaires, pur présent, – comme un clignotement d’éternité ».
Un journal magnifique, à lire et à relire, la plume à la main, pour noter, dans ses marges et en échos, nos propres étonnements & partages.
Ce livre a également été chroniqué par Christophe Esnault dans le très bon dernier numéro de la Revue Dissonances.