De Litteris

24-1-2011

Le Mage

John Fowles - Traduit par Annie Saumont - Editions Albin Michel - Roman - Grande-Bretagne

Le Mage - John Fowles

Il est des livres qui vous poussent au cliché et superlatif tant ils vous renversent et s’ancrent en vous : difficile de parler du Mage sans avoir envie de succomber à une logorrhée laudative (« chef d’œuvre », « unique », « un livre comme celui-ci ne paraît que tous les dix/vingt/trente…. ans », « un bijou littéraire », « courez l’acheter », « à offrir sur dix générations » et autres formules qui font les beaux jours de trop de « critiques » littéraires).

Cette simple entrée en matière n’est, à près tout, qu’une autre façon de succomber à la tentation de hurler sur les toits combien ce livre m’a renversée /fracassée /décoiffée /bouleversée / remuée / envoûtée ou tout autre participe passé.

Le récit épouse le point de vue de Nicholas d’Urfé, archétype du jeune bourgeois anglais égocentrique aux hautes prétentions poétiques, qui décide de fuir une vie sans réel intérêt pour enseigner sur une île isolée, en Grèce. Il cache la vacuité de son existence sous des couches de cynisme qu’il veut appeler « expérience » et espère vaguement trouver dans cet exil une illumination qui manque à sa vie et à son écriture. Saura-t-il mériter son nom de héros/héraut de la littérature ?

Quoiqu’on l’ait mis en garde envers Conchis, un personnage atypique de l’île, il ne peut s’empêcher d’aller à la rencontre de ce vieil homme, dont l’identité mouvante le fascine rapidement : metteur en scène, médium, psychiatre, romancier, mage… qui est Conchis ? Il devient vite impossible à Nicholas de distinguer la réalité des fantasmes que cet être inquiétant fait miroiter au fil des rencontres et des expériences auxquelles Nicholas se soumet. Le voilà devenu créature du Mage (lui qui se voulait créateur !), se soumettant à une série d’épreuves et de jeux (rencontres programmées, dîners étranges, messes noires, jeux de rôle érotiques) dont il ignore la portée. Bien qu’il tente d’analyser logiquement les mailles du filet dans lequel il s’est englué, il ne prend pas conscience de l’ensemble du piège dans lequel il est tombé et ne comprend pas les codes du théâtre où, acteur malgré lui, il évolue, cherchant sa juste réplique.

Et le lecteur d’assister, fasciné, à la violente initiation psychologique que subit le personnage. Il se retrouve lui aussi condamné à tenter d’analyser les motifs du kaléidoscope littéraire dans lequel il s’est enfoncé :  trouvera-t-il son chemin à travers ce labyrinthe romanesque où se brassent les genres (thriller psychologique, roman fantastico- medium- satanique, essai de transposer les délires de David Lynch sur du papier) ? Comprendra-t-il le rôle de chaque personnage- masque ? Verra-t-il à quel point, pour lui comme pour le personnage, le mensonge romanesque brouille les contours du réel pour mieux renvoyer à la vie ? Alors que l’expérience autour de Nicholas semble en grande partie échouer (la fin du livre –volontairement ambiguë- peut laisser sous-entendre que, malgré les divers viols psychiques qu’on lui a infligé, il n’apparaît guère changé) et que celui-ci semble avoir été un « matériau » relativement résistant à l’expérimentation, a-t-elle réussi pour le lecteur ?

Pour ma part, l’auteur/le manipulateur/le mage a réussi à renouveler mes réflexions sur le pouvoir créateur de l’écriture : j’ai été, comme Nicholas, happée par les filets du récit, me suis laissée embrouiller par les phrases-labyrinthes de Fowles, ne parvenant pas à me détacher, à voir la trame d’ensemble, à recouvrer ma liberté/volonté de lectrice, trop occupée qu’elle était à se faire balader d’indices contradictoires en indices contradictoires. Mon sens critique, qui aurait pu être un bon fil d’Ariane, m’a complètement abandonnée et j’ai participé, moi aussi, au grand jeu de Conchis – au nom assez curieux : renvoie-t-il au coquillage, enroulé sur ses mystères – tout comme le Jeu procède par cycles qui se répondent et se déforment-, ou à  une déformation du mot « conscious »/conscient ? Conchis, double possible de l’auteur, voulant éveiller Nicholas à la conscience – il ne tient qu’à lui de devenir maître de son propre jeu , de conquérir sa liberté individuelle, plutôt que d’incarner un archétype gonflé de prétentions-, tout comme il ne tient qu’au lecteur de tirer de sa lecture un regard renouvelé, rendu plus curieux, sur la littérature et la vie.

Relire m’a effectivement permis de comprendre davantage l’ensemble de la construction, notamment un jeu d’oppositions, qui tiraille la phrase comme la structure du récit, et participe beaucoup du désarroi du personnage/lecteur, tout en étant un bon reflet de ce que serait une vision globale de la vie, nichée entre ces extrêmes. Cependant, il me faut admettre que son pouvoir de fascination reste en grande partie intact : sans doute l’émerveillement de la leçon de littérature, qui persiste.

Aujourd’hui, encore, alors que je relis quelques passages pour rédiger cette petite analyse, je me laisse engloutir par la lecture : si une part de moi reste consciente qu’elle est à nouveau hypnotisée par le texte, l’autre se laisse déborder par les mots et par l’absurdité qui se dégage de certaines scènes. Comme Nicholas, à qui l’on serine qu’il est important, pour le bon déroulement de l’expérience, qu’il fasse semblant de croire, je me laisse hanter par les mots. Contrairement à lui – du moins je l’espère- qui ne pense au jeu qu’en terme de « gagner » ou « perdre », j’accepte l’expérience renouvelée du « piège » du Mage et les petites « illuminations » qu’elle m’apporte : un nouveau regard sur telle ou telle page/phrase/construction mentale… ou sur certaines de mes réactions au livre.

Ces dernières impressions me renvoient directement à la signification du titre : dans la Grèce Antique, la magie est  l’art de former et/ou de faire transmuter la vie grâce au pouvoir des mots.  N’est-ce pas là une pure illustration de l’art de la lecture : une communication silencieuse qui donne en nous naissance à de nouvelles impulsions spirituelles ? Si Le Mage est un livre important à mes yeux, c’est sans doute parce qu’il m’a permis d’expérimenter – viscéralement- ce qui semble être une évidence : toute lecture, ou plutôt toute « bonne » lecture, est formation.

Je n’entends pas par là que tout livre doit comporter une morale ou un message ! Ce que j’attends de la lecture, toutefois, plus que l’abstraction au monde qu’elle fournit, c’est le regard renouvelé qu’elle construit pour moi à travers une expérience que je veux aussi bien intellectuelle que sensuelle/émotionnelle. J’entends que ce regard se renouvelle aussi bien sur moi-même (à travers mes réactions, les réflexions que la lecture suscite)  ou tout simplement sur le livre. Ainsi, le narcissisme de Nicholas m’est parfois une véritable source d’indignation, en accord avec la citation liminaire : « un débauché de confession est rarement un homme pitoyable » (Sade). Parfois, au contraire, j’y vois le simple fruit de la société oxfordienne qui a limité et rigidifié sa conception de la vie : j’espère, alors, avec la citation énigmatique qui clôt le texte (« cras amet qui numquam amavit quique amavit cras amet », qu’il aime demain celui qui n’a jamais aimé ; celui qui a aimé, qu’il aime demain), que les épreuves brutales subies par Nicholas lui ont permis de sortir de sa vision obtuse de la civilisation et de la vie, lui ont permis d’implémenter sa vision de lui-même.

Le Mage fonctionne donc à mes yeux comme un miroir, comme l’expérience de Conchis se veut un miroir pour Nicholas, bien qu’il n’y reconnaisse pas tout de suite son reflet : chaque lecture réfléchit une autre facette de mon rapport à la lecture et l’enrichit, prolonge ma réflexion sur ce grand Jeu qu’est la création littéraire. Il est de ces lectures fondatrices qui « changent la vie » – un autre cliché, dans lequel il reste pourtant une petite trace de vérité.

Je ne peux que vous inciter vivement à tenter l’expérience… et à partager ce que le miroir vous aura renvoyé.

Commentez cet article :

Un commentaire a déja été laissé

  1. Morgan a écrit le 26-1-2011 à 10 h 35 min :

    Ca a l’air bien bien trippant. Je rajoute à ma to-read list. Merci pour la motivation !

Hébergement : Optilian  -  Réalisation : Bwoup.com - Morgan Thomas - Graphiste Illustrateur Morgan Thomas
Mentions légales - Tous droits résérvés Julie Proust Tanguy - De Litteris - 2011-2024