Le mythe de la Grèce blanche
Faut-il croire, avec Ernest Renan, à “l’idéal cristallisé en marbre pentélique”, à la majesté solennelle et pure des statues antiques ? A l’association naturelle entre le blanc pur et le bleu soutenu, qui caractérise à nos yeux la Grèce ? A l’innocence originelle de ces monuments candides, à la beauté immaculée des premières civilisations ? En quoi cette vision fantasmée de l’Antiquité a-t-elle construite un malentendu historique, celui d’une supériorité de l’homme blanc ?
Philippe Jockey s’évertue à démonter ce rêve de blancheur et de pureté. Il commence par revenir sur la notion de poikilia, dans l’Antiquité, rappelant combien une sculpture était autant façonnée que peinte, et que l’on ne la considérait comme achevée qu’une fois parée d’or et de métaux précieux, ou recouverte de couleurs bigarrées, symboliques (la pourpre impériale, l’ocre et le brun du barbare…). Le blanc, symbole d’inachèvement et de désordre, pouvait être aussi celui de l’altérité, celle de ces femmes encloses en leurs gynécées condamnées, telles Héra, à l’épithète homérique “aux beaux bras blancs”. Les couleurs dessinent une hiérarchie de l’humain.
Si Pline se faisait déjà le chantre de la blancheur morale, c’est surtout au cours de l’Antiquité Tardive que la symbolique chrétienne fait du blanc la couleur de la pureté, de la sérénité, d’un pouvoir divin.. mais aussi celui du blanchiment, du recyclage des monuments païens. Si la couleur domine encore quelques temps dans ce nouvel art chrétien (vitraux, chapiteaux…), en accord inconscient avec la sensibilité grecque, le blanc finit par s’imposer au cours du Quattrocento, faisant de l’Antiquité ce fantôme inaccessible dont on tente de reproduire les formes (et non plus les couleurs) ad libitum. Les teintes délavées de ces ruines-modèles qui fascinent tant s’évaporent peu à peu, sont polies par les préjugés.
La couleur se fait synonyme d’altérité, de sauvagerie (celle des barbares des Nouveaux Mondes), alors que le blanc devient l’apogée de l’élégance, de la pureté marmoréenne. L’Europe se met à collectionner ces spectres, à reformuler l’Antiquité sous le prisme de l’Homme Blanc, à refuser la possibilité d’une Antiquité bariolée : la redécouverte de Pompéi et d’Herculanum, et de leurs fresques aux pigments sublimes, loin de servir à défendre la thèse de la couleur comme restauration de la complexité du monde, servira celle des statues blanches, du Paros nécessairement pur, pour se détacher sur ces décors chamarrés de mille et unes teintes étourdissantes.
La Grèce blanche devient peu à peu un mythe chéri, porté par les écrits de Chateaubriand, Gobineau et Renan (“Tu es vraie, pure, parfaite ; ton marbre n’a point de taches”), ou par les tableaux sublimes de Lawrence Alma-Tadema, légende que ne détruiront pas l’amour de l’orientalisme, la splendide reconstitution antique de Flaubert dans Salammbô, la redécouverte des statues de Tanagra, ou la peinture de Gérôme. Même l’historien de l’art Wincklemann, au XVIIIe siècle, quoique conscient de la polychromie de l’Antiquité, se fait le chantre d’une blancheur pure, supérieure. Celle-ci se fera alors le point de départ d’une exaltation de la supériorité de la race blanche et de la légende noire du nazisme. Le cinéma et la photographie en noir et blanc accompagnent, de leurs triomphes esthétiques et de leurs heureux contrastes, la montée en puissance des symboles de ce nouveau discours totalitaire. Quoique des esthétismes noirs et colorés (le jazz, la beat generation…) tentent de lutter contre cette dérive du mythe, le mal est fait : aujourd’hui, encore, la chromophilie de la Grèce antique dérange, et le touriste cherche cette “Candida Graecia”, cette Grèce blanche, candide, que des siècles de malentendus ont façonnée.
Servi par une plume qui, quoique érudite, reste limpide et lumineuse, cet essai passionnant détricote donc tant l’évolution de l’hellénophilie que ses implications idéologiques. Si l’on peut regretter que la partie moderne soit peut-être moins fouillée, le reste est d’une teneur remarquable.
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