Le rabbin congelé
Pologne, 1889 : le rabbin Eliezer ben Zephir meurt, congelé par les eaux à travers lesquelles il communiait avec Dieu. Sa dépouille est transmise comme un fardeau sacré. Etats-Unis, 1999 : un de ses descendants, Bernie, adolescent obèse obsédé par les sous-vêtements féminins et ce qu’ils contiennent, le trouve enfoui dans le congélateur familial. Une coupure de courant libèrera l’ancêtre et la vie étriquée de Bernie.
Ce roman dodu, drôle et ambitieux, embrasse les déambulations de l’identité juive sur un peu plus d’un siècle. En alternant séquences historiques (la saga de l’intégration d’expatriés juifs en Amérique, nouveau départ idéalisé comportant son lot de rejets et de déceptions) et contemporaines (la recherche de spiritualité d’un adolescent décérébré et l’adaptation du rabbin aux contingences dé-spiritualisées de son époque d’accueil), il donne à lire, avec autant de culture que d’ironie, une image polyphonique du vingtième siècle et les mille et une évolutions d’une culture traditionnelle.
Steve Stern interroge au fil des pages la notion d’héritage : qu’il soit ce cadavre porte-bonheur que l’on se transmet de façon désopilante, certaines valeurs –religieuses, humaines- dont on infuse ou non ses enfants, ou tout simplement la dilution de la conscience de notre histoire familiale. Il montre en parallèle les dérives de certaines communautés religieuses (abordées sous l’angle du mercantilisme, comme de la théologie – la première action du Rabbin décongelé est d’implanter une maison d’exercices spirituels aux ambitions douteuses…) et l’ennui hantant l’adolescent moderne (semblant voué, ici, à se réfugier dans le mysticisme «avec une voracité qu’il réservait aux doughnuts avant le dégel du rabbin», ou à chercher dans l’hallucination artistique de quoi combler le vide de ses jours).
De ces trois grandes thématiques émerge un portrait au vitriol d’un siècle qui, au fil du temps, a privé une famille de ses repères et de ses codes moraux– aussi caricaturaux fussent-ils au départ, comme en témoignent ces interrogations essentielles des érudits de Boibicz, se demandant, à la fin du XIXe siècle, «s’il était permis de faire pipi dans la neige durant le shabbat, ce qui revenait à creuser ou labourer, par conséquent à travailler, et était donc interdit ».
Panorama hilarant autant que décapage acide de la notion de spiritualité (loin des centres commerciaux de la religion, plus proche de l’expérience de dégourdissement spirituel vécue par Bernie, avec ce qu’elle peut comporter de mysticisme aveuglé… et d’inconvénients cocasses, quand il s’agit de consommer sa passion pour sa chère et tendre), Le Rabbin Congelé emporte son lecteur dans un univers où modernité et ésotérisme fonctionnent comme de nouveaux Laurel et Hardy.
Si l’on peut préférer les chapitres contemporains (plus dynamiques et drôles) à l’historique de la famille (la galerie de mafiosi juifs des années 20 vaut pourtant son pesant d’éclats de rire), on suit avec intérêt et voracité les déplacements progressifs de l’identité juive à travers la légende du rêve américain et les métamorphoses spirituelles que connaissent, aux antipodes, le rabbin et Bernie.
Le plaisir est sans nul doute amplifié par la langue, savoureuse, alerte, truculente, imprégnée d’éclats de yiddish qu’on pourra remâcher à loisir grâce au glossaire final.
Geshmak !
Livre reçu en service de presse.