Les cercles mémoriaux
Les cercles mémoriaux suivent le parcours d’un Naufragé qui, en lieu et place d’île cerclée par les océans contraires, s’est échoué dans un monastère bouddhiste après une longue errance dans le désert de Gobi. Là, cet errant à la mémoire asséchée devra, à travers rêves fous, et carnets décousus, repartir à la conquête de ses souvenirs et de son identité. Que cherchait-il à lire à travers les arides pages du désert ? Quelles musiques recèle son âme muette ?
Surgiront, peu à peu, un prénom – Elias, nom de prophète étrange pour celui qui ne maîtrise ni son passé, ni son futur-, une mélodie – le tango, dont le nom-rythme porte en lui des promesses géographiques-, des visages… Aidé par le vieux moine Cheng et par la photographe Shen-Li, le Naufragé sillonnera la carte du monde, d’Oulan Bator à Buenos Aires, pour déchiffrer le mystère de ses origines.
David Collin offre ici un roman qu’on lit comme la carte perdue d’une âme-paysage, un voyage à reculons vers les contrées de l’inconscient. Son écriture traduit l’effort de la mémoire qui, ici, loin d’être le miraculeux jaillissement proustien, creuse le puits des sensations et tourne, vautour affamé, autour des petites morts des non-dits. C’est en tourbillonnant autour des fragments de souvenirs et de réponses, en encerclant les divers éclats de voix (celle, en italique, des rêves du Naufragé ; celle de ses carnets, débordant de son identité passée ; celle des notes de Shen-Li, décrivant, invisibles, les photographies prises ; celles des écrivains, cités ici et là en exergue du texte) que le lecteur-naufragé apprend à reconstituer la fiction de la mémoire perdue.
Parcourant avec les personnages les étendues du Gobi, les ruines du vieux Shangai ou les fureurs passées de Buenos Aires, le lecteur vit une épopée aussi réelle que mentale, tant la carte qu’on l’invite à dresser est autant celle du monde que du fantasme d’une identité égarée. Ulysse ensorcelé par les promesses mémorielles des sirènes, le Naufragé oscille et progresse, entre vide et plein, rêverie et réalité, réalisme et fantastique, sur un atlas mémoriel incomplet, terre vierge qu’il lui faut cartographier, comme il tente, avec Shen-Li, d’établir les relevés topographiques des lieux détruits/construits qu’il explore.
Le mouvement entraînant le lecteur est donc autant celui d’un corps obstiné que celui d’une âme qui danse, derviche, sa quête d’elle-même : est-ce hasard si la petite musique qui hante Elias est le tango, dans lequel on entend tant la mémoire blessée d’un pays hanté par ses gouffres que ce besoin de « toucher », d’aboutir à une réunion de l’âme avec elle-même ?
Mais cet élan exigeant qui entraîne le Naufragé jusqu’au bout de son voyage à rebours, c’est aussi l’impulsion de la lecture qui tente de déchiffrer, dans ces vertiges qui la font tanguer, dans ces vides que comble la fiction, le labyrinthe initiatique que lui propose l’auteur. Roman de la mémoire et de l’oubli, Les cercles mémoriaux s’avère être également un véritable art de la lecture : qu’il s’agisse d’apprendre à lire en soi-même comme en un miroir ou d’apprendre à déchiffrer, dans le texte, les motifs cachés, David Collin invite à s’adonner à la lecture comme à un tango-vertige, un corps à corps avec les fantômes de la littérature. Convoquant la figure du lecteur idéal, Alberto Manguel, abouchant son récit à l’ombre de Borges, l’aboutissant au pays du réalisme magique, il dessine son identité d’amoureux du Verbe et affirme, à travers son Naufragé à la mémoire tressée d’imaginaire, la toute-puissance de la fiction.
Une très belle archéologie de la mémoire blessée et de l’imagination rayonnante, portée par une plume élégante et lumineuse.
3 commentaires
J’ai parfois l’impression que ce fastidieux début de siècle engendre une suite interminable de lieux communs qui se transmettent de page en page, d’opinion en opinion sans que personne ne sache réellement s’il y a autre chose que bavardages, répétitions, agressivités, restes de discours, citations empruntées à des citations, idées venues dans les esprits à un certain moment et que d’autres esprits répètent sans prendre le temps de réfléchir.
Des tics imposés par ou pour la culture, un manque de sensibilité épuisé par le dessaisissement du regard, contact de la matière même des mots.
Au contraire, en pénétrant “ici”, inlassablement, j’expérimente par la vison, la lecture, l’écoute d’ univers qui ne sont pas toujours les miens, je me perds avec bonheur dans le raffinement et les vibrations des lignes de Julie.
Les mots prennent le temps de la lumière, ils s’étoffent, sous et sur une peau lumineuse.
Je me faufile, je m’impose un ralenti qui arrête l’action, la phrase, le mot dans son élan pour mieux l’écouter.
J’ai souvent l’impression de me promener dans une forêt d’arbres impressionnés où le temps n’a pas de prise.
J’ai le sentiment d’ouvrir un troisième oeil, l’oeil de l’âme, celui qui entend.
C’est ici que vivent les histoires, les contes, les récits…
“Ici”, c’est au dedans que l’on voit…
Que pourrais-je ajouter pour parler du livre de David ?
Qu’à la fin de ma lecture (il y a quelques mois maintenant), j’ai eu l’impression d’être plongée dans un tableau, une représentation dans un espace étrange et blanc.
D’avoir marché sur un sol mouvant, emportée dans le mouvement de rideaux de sable, assise sur le rivage, en observatrice sensible, portée par de belles ombres à la recherche du non-temps.
Forcée de perdre mon surplomb, je suis entrée dans une perception kinesthésique qui déconstruisait le tableau animé, par cette belle écriture à la respiration subtile.
Une mise en présence de corps perdus et retrouvés, des appels à rebours élancés dans l’infini.
Anne, mille et mille mercis pour ce beau commentaire, qui me touche en plein coeur, et pour tes impressions, en échos, sur Les Cercles Mémoriaux.
Infiniment heureuse d’avoir rencontré la belle personne que tu es…
Chère Julie, c’est tellement réciproque !