Les Pommarins
Sous le nom bucolique, l’usine : ici, on construit (“le monde avance sur ses quatre roues un peu grâce à nous“) et on se construit, quittant l’adolescence pour découvrir le monde des adultes.
Embauché à l’atelier des femmes, l’adolescent Bougel découvre un petit monde de caoutchouc et de personnages vibrants : M’sieur Rouge et son “gros bide en mouvement sa famille à nourrir“, Paola la Sicilienne et son “beau visage ingrat taillé pour l’amour, la passion“, la Marotto à la voix crissante et décidée, Bréchet, chef aimé de ses hommes, à la “moustagache grisouille” et à la retraite si proche… Toutes ces trognes de cinéma évoluent dans le bruit des machines, “le lent cancer de la trotteuse” et l’odeur étouffante de la “grosse pâtasse de caoutchouc, de cacao, malaxée, torturée à mort, débinée débitée par la vis luisante et grasse“. Tous se posent à l’ombre d’un cèdre à la “peau massive de seigneur nègre“, boivent des coups au bistrot, causent football, politique, musique.
Et ils s’aiment, souffrent, saignent, partagent par éclats cette vie étriquée dans laquelle le narrateur refuse de se laisser enfermer : “alors ça serait ça, le boulot, le travail, le taf, le turbin […] et c’est cette sacrée gueule rapiécée recousue et cent fois viandée pourtant qu’elle aurait notre vie et pour longtemps et qu’on chierait tant dans nos frocs, dans nos bleus, de le perdre cet ours de misère, cet os à ronger ?“. Quoique fasciné par la nouveauté de l’univers qui s’ouvre à lui – ses jolies filles, “l’arrogance de la crasse“, son ambiance virile transformant l’enfant en homme (“le tranchet, c’est ton épée de Zorro des nuits du caoutchouc“) -, il refuse d’emprunter ce chemin “sans zigzags, tout franco droit devant, jusqu’à en être raide“.
Cultivant en lui la soif de la liberté, l’éclat de la poésie et de l’enfance (transformant le car matinal du taf en voyage d’enfance ; coursant, de la fumée de sa cigarette, celle de la cheminée de l’usine…), il tournera le dos à l’abrutissement ordinaire des machines, pour reconquérir ce dont cet “ensablage sordide” l’a privé : la joie de lire, de voir, de partager (“tu oublies de lire, tu oublies le cinéma ; les filles tu les regardes mais tu ne les rencontres pas“) ; la joie d’être humain et non pièce d’une chaîne, aussi sympathiques que puissent être les autres maillons.
Porté par une langue simple, juste, directe, qui entrelace l’oralité et les trouvailles poétiques, ce témoignage personnel se fait aussi impression d’une époque enfuie (“la vie la comprendre et vite“), vue à travers le prisme d’une grande tendresse pour ces trognes à la langue gouailleuse, que croquent doucement les illustrations d’Hubert Daronnat. On plonge dans ces tableautins-souvenirs et cette langue vive avec autant de plaisir que d’intérêt, touché de voir se dessiner, à travers ce regard qui grandit, une âme éprise de liberté.
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