L’Ombre d’Hannibal
Marcher dans les pas d’Hannibal Barca, c’est autant s’interroger sur l’identité du col emprunté par ses malheureux éléphants dans les Alpes, sur la durée d’une guerre de vingt mille kilomètres, sur le sens de la révolte de cet Africain contre les Européens… que sur la diversité géopolitique des paysages qu’il a traversées. Des côtes andalouses au mont Ararat, de la variété des paysages italiens à la Syrie, des contours sanglants du lac de Trasimène, ou de la location supposée de la boucherie de Cannes, à la tombe oubliée du général admiré par Atatürk, Rumiz retrace l’épopée extraordinaire du Borgne et de ses éléphants, en l’analysant sous le double prisme de l’histoire et de la géographie.
Que voulait-il, ce Carthaginois qui tenta d’égaler Philippe de Macédoine ? Quelles traces a-t-il laissées dans le paysage et dans le temps ? Comment s’est-il transformé en mythe ? En quoi ce mythe est-il fondateur pour nos frontières et notre ressenti de certains territoires ? Comment son histoire résonne-t-elle face à notre modernité (contaminations culturelles entre l’Occident et l’Orient, inutilité de la guerre – ah ! si seulement les généraux américains avaient lu Hérodote et Xénophon avant de partir guerroyer en Irak…-, mondialisation…) ?
S’appuyant tant sur les oeuvres de Polybe et Tite-Live que sur des rencontres avec des archéologues ou des historiens (Giovanni Brizzi en tête, un Hannibal réincarné dans les couloirs de l’université de Bologne), cherchant les vestiges et leurs marques sur notre inconscient de l’Antiquité (certains territoires semblent plus des rêves, des songes antiques, plutôt que des lieux réels : déjà absorbés par le mythe, introuvables pour les archéologues qui se disputent leur localisation ou perdus dans une modernité invasive – pauvre Syracuse, où l’ombre d’Archimède peine encore à briller-, ils se font chimères vouées aux délices du psychogéographe antiquisant), Rumiz ravive la légende, dans toute sa complexité (stratégique, culturelle, politique) au fil d’un récit qui se lit presque comme un thriller, tant l’écriture, ramassée, visuelle, dynamique, donne à lire, tendue comme un fil, un morceau d’histoire vibrante, auquel ne manque… qu’une carte : dommage de ne pas en fournir une au lecteur qui découvrirait cet ouvrage en novice curieux.
J’en retiens une envie mordante de refaire moi aussi, un jour, ce voyage, quitte à me poser, en écho avec ce beau texte, cette question qui hante chacun de mes périples : « Qui suis-je pour superposer ma quête intérieure insignifiante à l’énormité d’un événement millénaire ? ».