De Litteris

4-10-2012

Lubie

Frédéric Clément - Editions Albin Michel

On parle bien volontiers du foisonnement des tableaux de Breughel l’Ancien ou des incendies infernaux de Breughel d’Enfer. On oublie souvent le doux Jan de Velours, aux bouquets affleurant une sensibilité lumineuse. Elevé par une grand-mère miniaturiste et aquarelliste, il peinera à accéder à la reconnaissance publique.

Frédéric Clément offre à ce timide peintre de natures vives une parenthèse légendaire, sous la forme d’une petite démone, la délicieuse Lubie aux ailes d’incarnat et à la voix de crécelle, qui apparaît, à chaque anniversaire, pour tancer Jan : pourquoi diantre n’utilise-t-il pas son pot de rouge sang-dragon, pour peindre ses coccinelles, ses pivoines, ses fraises & rouge-gorge, plutôt que de se perdre dans des rouges fades ?

Et Jan de Paradis de prendre conseil, à chaque réprimande, auprès de la petite marchande de couleurs abritée dans les Jeux d’enfants de son père, jusqu’à la révélation finale…

Lire Lubie, c’est découvrir par quel travail de persévérance, de coulisses, l’on devient peintre ; c’est voir un imaginaire prendre corps, peu à peu, modelant ses imprégnations filiales (cette ombre du père Breughel qui encadre l’œuvre façonnée par Clément, qui se ravive dans les creux du texte et dans la silhouette délicate de la petite marchande de couleurs), tentant de s’en dégager pour créer du nouveau, et finissant par en tirer racines.

C’est plonger dans le lent travail de façonnement d’une œuvre et découvrir comment l’on donne texture et carnation à ses chimères : au fil des pages, c’est un nuancier de rouges qui défile (cramoisi, pivoine, incarnat, vermeil, coquelicot, vermillon, carmin, enfer…), et avec lui les mythes qu’il colore (la pomme de Blanche-Neige, la clé sanglante de Barbe-Bleue, la capuche du petit chaperon rouge, l’amanite tueuse de lutins…). Sur les toiles de Clément, le rouge varie en forme et en nuance, s’épanouissant à la gorge fragile de l’oiseau comme aux replis précieux de la fleur, au cône piqueté de la fraise comme aux ailes mordues de rage de la piquante Lubie.

Et Frédéric Clément de redoubler le travail de Breughel, parsemant les pages de ses propres outils de peintres : pinceaux constellés de peintures enfuies, grattoirs aux fers passés, pots d’or fané, craies enfouies dans des boîtes à trésor, ballotins joufflus de pigments, flacons-vases éphémères à des fleurs qui s’altèrent… jusqu’au bord irrégulier des tableaux qui se laisse parcourir du bout du doigt, premier cadre que rencontre le regard sur le cadre de la page, soutenant une toile dont on devine confusément le canevas, quasi-palpable. Clément joue à plaisir de ces jeux de cadres – pinceaux mimant de nouveaux encadrements, tableautins jaillissant hors du cadre originel-, impulsant ainsi une sorte de méta-tableau, de flottement entre réalité & imaginaire.

Mais les outils du peintre ne sont pas les seuls à jaillir hors de la toile. Les fleurs caressées par le pinceau trouvent leurs doubles-reliefs sur les pages, où s’étendent radicelles, renoncules en mal de bouquets, jonquilles à assembler en bracelets de bal, autant de flores dont les pétales se complètent, parfois, d’une craie du même ton, autant de végétaux (pommes fripées de temps, graines-fruits comme perles ardentes) que viennent butiner papillons & scarabées. En dispersant sur son texte et ses images les compagnons de son travail, Frédéric Clément nous permet de plonger dans les coulisses d’un peintre – qu’il s’agisse ici de Jan ou de lui-même, tant ceux qui suivent l’artiste de près reconnaîtront, dans les objets dispersés, les petits secrets partagés avec l’auteur au vent des réseaux sociaux– et nous fait valser de ses chimères au réel, offrant à chaque facette, imaginaire ou tangible, un surplus de beauté.

Si Lubie n’était « que » (si j’ose dire) cela, la balade serait déjà fort belle et enrichissante, mais, dans le dialogue rythmé de la démone-muse et de son peintre, on prend aussi leçon d’histoire de la peinture : loin d’offrir une simple et charmante bagatelle, Frédéric Clément réinterprète ici la peinture flamande du XVIIe siècle. Ses propres tableaux se réapproprient les jeux d’ombres et de lumière propres à cette période, toiles sombres piquetées d’or, visages envahis de jour ; ils travaillent, avec délicatesse, l’art du reflet et de la dissolution (de cette bougie-être qui s’étiole à ce visage du peintre, évanescent, toujours sur le point d’être englouti par sa pâle timidité ou de disparaître dans son œuvre, en passant par les ombres portées par les objets déposés à même la toile ou le texte, qui jouent à dissimuler, parfois, certains détails, et attirent l’attention sur d’autres). Ils reprennent en écho compositions de Breughel, jeux de vanités (ainsi que le rappellent, inlassables, les pétales fanés, les curiosa de faune dispersés ça et là) et profils célèbres.

Ainsi, malgré un tendre détour par la Grèce Antique par la grâce d’un vase à figures noires (non, lubie-ques !), Frédéric Clément pose sa griffe – on devrait plutôt parler de « caresse », tant les visages, esquisses tendres et pures, n’ont rien de griffé mais tout de l’effleurement chimérique- sur l’imagerie propre au XVIIe siècle flamand.

Quant à l’écriture, elle se fait à l’image – si j’ose dire- de la musique baroque imprégnant ces tableaux, toute en travail de motifs et variations, jouant à appeler les mots en résonance sonore et complicité de sens (père/peur, pleut/pleure…). Autant récit que poème, mélodie qu’histoire, Lubie étire ses ailes de parenthèse piquante sur l’histoire trouée d’ombres et de lumière de Jan Breughel.

Le lecteur repart conquis par cette symphonie de rouge (l’ultime tableau est une merveille du genre), cette danse de pétales et de pinceaux, que lui offre Frédéric Clément, artiste précieux poursuivant, au fil des tomes, sa quête de ré-enchantement de l’univers.

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8 commentaires

  1. Sébastien a écrit le 4-10-2012 à 9 h 27 min :

    Je vais craquer pour celui là je pense… Et je sais déjà à qui je vais l’offrir. Merci.

  2. Julie Proust Tanguy a écrit le 4-10-2012 à 18 h 37 min :

    Mais je t’en prie : hâte d’avoir ton avis de lecture et celui de la personne qui bénéficiera de ce beau livre !

  3. Anne B a écrit le 5-10-2012 à 13 h 28 min :

    Elle est là…dans un coin ensoleillé de l’atelier !
    C’est beau !
    Je viendrai en parler Julie…

    Et comment ne pas avoir envie d’ouvrir , toucher des yeux (je n’oserai caresser le papier de peur de la froisser), ce petit chef-d’oeuvre, en lisant ton texte, ce joli bouquet de lignes en fleurs ?

  4. Julie Proust Tanguy a écrit le 5-10-2012 à 13 h 30 min :

    Hâte de te lire, alors, et de pouvoir s’extasier de concert…
    … Et merci, toujours, pour ton doux enthousiasme…

  5. Anne B a écrit le 17-12-2012 à 11 h 15 min :

    Chère Julie,

    Enfin une petite touche d’émotion concernant cette belle Lubie…

    Comme un modeste papillon égaré sur un pétale, je me mêle discrètement au raffinement ondulatoire de vos délicieux tableaux , Frédéric, et vous transmets enfin mes impressions de lectrice, de curieuse éveillée, de peintre ému(e)……..

    Un jeune artiste dont l’intimité s’accointe avec le mystère, piège la beauté dans les frêles membranes de somptueux bouquets, leur accordant un supplément magique et ineffable. Les fleurs semblent porter en elle un message secret, emprunté au langage des pinceaux.
    Et ces pinceaux voient rouge…
    Jan entend battre le coeur d’un coquelicot, celui d’une pivoine, et, espionnées de près ses fleurs parlent et s’empourprent comme la chair d’étoffes embrasées.

    Si le rouge est associé depuis le fond des âges au sang et au feu, à la vie, à la vigueur, au diable, à l’esprit, à la beauté, Lubie, cette merveilleuse petite empoisonneuse ensorcèle les pigments, chuchote au peintre ce que la beauté semble taire.
    “Lubie” n’est pas un livre qui s’ouvre mais un paysage qui éclôt.
    Alors commence une traversée passionnée dans un atelier, où l’ombre et la lumière se disputent les pages d’une merveilleuse histoire…
    Comme une lave mouvante, elle nous coule dans un bain de couleurs éperdues.
    La densité des tonalités magnifiées par la lumière, la richesse des nuances…carmin, cinabre, alizarine, vermillon, écarlate, garance, pourpre, (jusqu’aux limites du champ sémantique), parfois plus sombres, violacées, vineuses ou tirant sur le brun, plomb brûlé et bois de braise, sont des éclats de foudre attisés par la lune.
    Teintes dérobées aux officines d’un magicien, d’un ciel empourpré de fin du monde, ou d’un premier matin, on se balance sur une gamme aux charmes élaborés, touche par touche, dans un laboratoire de pensées esquissées, soufflées par des flammes échevelées, dont l’incandescence ravive le feu de l’imagination.
    Sensation de vertige dans la couleur !

    Rouge comme sang, rouge-feu, rouge de colère, vert de rage…mais dans l’atelier du peintre, ce n’est pas de sang et de feu ou de colère dont la palette est habillée mais de pigments fous et de mots laqués, comme déroulés sur un manuscrit, dissimulé sous les ailes flamboyantes d’une âme prête à s’envoler.

    J’ai posé Lubie sur mon chevalet. Et en refermant, le bel ouvrage, j’entendais encore s’ébattre les personnages de Monsieur Breughel, lilliputiens acrobatiques, petits fantômes espiègles, j’entendais encore le frou-frou des ailes cramoisies de la petite démone, je respirais encore l’odeur si familière de l’essence de térébenthine, j’imaginais encore les collines ocres dispersées dans un jadis ressuscité.

    Merci cher Frédéric pour ce délice pictural, ces pages enchanteresses exprimées sous les paupières des rêves.

  6. Julie Proust Tanguy a écrit le 17-12-2012 à 13 h 55 min :

    Chère Anne,

    Quel bonheur que tu viennes ici partager tes belles envolées lyriques, ton ressenti d’artiste qui vibre si harmonieusement avec les pages de notre si cher enchanteur désenchanté !

    Mille mercis pour ces mots picturaux, ruisselant de l’âme si lumineuse qui est la tienne.

    Julie

  7. Annick SB a écrit le 2-1-2013 à 13 h 56 min :

    Vous arrivez à décrire la Merveille qu’est ce livre à la perfection … Merci à Vous !

  8. Julie Proust Tanguy a écrit le 2-1-2013 à 14 h 09 min :

    Merci de votre passage et de votre gentillesse !

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