Marge occupée
Le roman s’ouvre sur une collision – celle d’un Sartre cycliste et d’un Céline cible- et se vit comme une collision, dès les premières pages. Le cadre et le ton sont plantés : Marge occupée procèdera par (électro)chocs et ne suivra nulle trajectoire rectiligne qui ne s’autodétruira en quelques phrases.
Pour ceux à qui il faut absolument une histoire, un petit fil romanesque, sachez que Jean-Charles Lévy vous convie – non, vous parachute- dans un Paris occupé où la littérature est mise hors-la-loi : écrivains et personnages y sont pourchassés au fil des pages, dans un joyeux méli-mélo foutraque où siècles et genres s’emmêlent.
Les autres mordront à pleines dents dans cette évasion de la fiction vers les marges, dessinant une cartographie grinçante d’un genre romanesque dont la résistance, c’est-à-dire la capacité à toujours « tenir debout », est remise en question. Lévy, en refusant la facilité du récit et le grand jeu d’une narration-miroir de vie (traîné sur le bord d’un chemin, etc. etc.), en convoquant les grandes statues du Roman (Julien Sorel, Grégoire Samsa, Gavroche, Robinson, Maigret…), en les lutinant (irrésistible Princesse de Clèves, joyeusement déniaisée à l’aune de la modernité ; taquine griffure-biffure à l’intouchable Jean Paulhan), en les confrontant tant aux sommets romanesques d’aujourd’hui (Chevillard, mon amour !) qu’aux regards « critiques »(délicieux et risibles personnages d’universitaires jouant à « résistera/résistera pas », à propos du personnage de Sartre), s’amuse à remettre en question le statut ronflant du roman et les attitudes figées du lecteur de romans – lecteur qui est d’ailleurs régulièrement pris à partie, dans des entre-deux ironiques qui agaceront, sans nulle doute, les endormis ; j’ai, pour ma part, trouvé irrésistibles ces titillements complices qui ponctuent, comme autant de croches, le style de Jean Charles Lévy.
Chacun, quelque soit son siècle ou sa « fonction » (personnages, auteurs, critiques, lecteur), est donc invité à prendre position, pour ou contre l’autoroute classée du roman (bourgeois), pour ou contre la marge, c’est-à-dire la frange du récit, sa bifurcation nécessaire – celle qui est pour moi littérature-, son droit à ne pas être immédiatement déchiffré, ouvert, accessible… droit qui lui est si souvent refusé, tout réservé qu’il est à une poésie vécue et lue comme un joli bibelot nécessairement abscons et inutile.
En attaquant les racines du romanesque, au risque (ô combien payant, à mes yeux) de se rendre parfois illisible, Jean-Charles Lévy décape le Roman et nous offre une virée baroque (c’est un adjectif qui semble s’imposer pour évoquer ce style, tant il y a de la –délicieuse- démesure dans ses attaques régulières à la syntaxe) et drôle, qui rassasiera les grands affamés, avides d’imaginaires débridés et féconds, ne trouvant pas leur compte dans les publications (on aurait presque envie de dire, avec David Marsac, l’éditeur de cet appel d’air, « re-publications », tant certains livres ont un goût de poussière déjà mâchée) d’aujourd’hui.
Il ne vous reste plus, pour mettre les doigts dans la prose et en attendant un quatrième ouvrage, qu’à lire quotidiennement les pensées de son éditeur, relire les trois fabuleux livres du catalogue et les diffuser largement autour de vous…
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