De Litteris

30-1-2013

N

Eric Pessan, photographies de Mikaël Lafontan - Editions Les inaperçus

Un enfant et son père marchent à travers bois, tournant le dos au Nord et à leur passé. Chaque pas refoule leur mémoire, distrait la colère du père, étonne l’enfant. Chaque enjambée agglomère leur pensée à la mousse, gangrène leurs phrases, desquame leur identité.

Peu importe, au final, ce qui les pousse à fuir, à s’enfoncer au coeur de la sauvagerie, à rebours de leur histoire : seule compte la voix de cet enfant qui, déclinant la rumeur des lichens, l’odeur des saisons, la présence des fougères, s’inquiète de son identité (“nous étions peut-être deux espèces totalement différentes“). Est-il être des bois, persona de monosyllabes écorchées, petit mythe ambulant à classer près des images confuses des “grandes forêts de l’enfance, les bois enchantés, les trolls, les dragons, les magiciennes et leurs marmites au cul brûlé, les cabanes dans les bois où se terrent des créatures hideuses, l’ogre, les arbres qui bougent et étranglent les voyageurs” ? Est-il d’une espèce autre, à “la lisière de l’homme“, atteignant “des strates bien antérieures, des époques de reptation, de faiblesses et de grandes terreurs, des époques de proies dissimulées dans les sables” ?

Ou bien n’est-il qu’une émanation de cette forêt matricielle qui peine à le recracher de ses entrailles, syntagme prisonnier d’un texte à la luxuriance formidable ? Perdu dans les entrailles de ces bois qui lui sont autant espace hétérogène, riche de mille pièges de ronces, écorces et racines, que temporalité (“les arbres ne sont qu’une durée, c’est un calendrier qu’il faudrait pour mesurer l’espace autour de moi, pour savoir quand commence la forêt en moi et où – un jour, peut-être- elle s’achèvera”), il se raccroche à des conversations pétrifiées où les mots sont autant clés que verrous, et se visse à sa boussole, ce  “coin de magie fiché dans le réel” qui lui indique une lisière-naissance interdite, et à des rites qui, plus que le passage de la neige ou de la chaleur de l’été, marquent le cycle de ses jours.

Fouissant la terre, pour chercher dans ses entrailles un abri pour la nuit, creusant le silence rageur de son père (“je suis son souvenir / une mémoire accablante / il m’a gardé pour ne pas oublier ne pas faiblir”), excavant sa mémoire pour y chercher la lisière entre forêt  (“ma mémoire est comme la forêt, recouverte d’un épais voile de mousses et de lichens, bouffée par les fourmis, les termites, les vers, les larves, envahie de spores et de parasites“) et humanité (“si mon apparence ne donne pas l’alerte, c’est que je suis encore humain“), le narrateur parcourt la forêt-texte, unissant, de ses pas et de son verbe, réel et fiction, forêt et poème. Expiant ou expirant ses phrases-souffrances, il dit la violence imparable du père en un chapitre d’une rare intensité, et délite, au fil de ce texte qui progresse comme toile d’araignée, son identité sauvage, sa temporalité rongée par les mousses, sa perception de l’“épiderme des choses”, et sa pleine appartenance à la forêt, cet espace narratif qui l’engloutit et finit par le recracher, poème incertain.

Aux détours de cette voix poignante jaillissent les superbes photographies de Mikaël Lafontan : si elles accompagnent, dans un premier temps, le regard du narrateur, en proposant des clichés où la forêt se déploie comme un piège figé dans le temps (branches inextricables dessinant des lignes labyrinthiques, sols jonchés de feuilles brouillant les possibles chemins, ciels bouffés par les cimes, rivières de brumes, regards flous, couleurs obscures), elles finissent par proposer un monde hors la forêt, une mémoire d’avant (façade nue d’où jaillit, statuette improbable, le cri de Munch ; arbre solitaire qui ouvre sur la trouée de l’ailleurs ; silhouette d’enfant perdue dans la pureté du blanc ;  bitume craquelé, troué d’un oeil-flaque). A s’y perdre, on finit par ne plus savoir qui, du texte ou de l’image, a, le premier, surgi, envahi et façonné notre imaginaire…

On quitte N l’âme inquiète, étranglée de sauvagerie, et fascinée, surtout, par ce nouveau double regard singulier que nous proposent les Inaperçus.

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