O L’An /
Prendre langue en modelant l’alphabet, en le pliant à ses contraintes, à ses désirs, pour lui redonner pleine substance poétique. Travailler ce O de l’origine, cette bouche bée d’où sort, rythmique, visuel, le poème.
Philippe Jaffeux se situe aux confluents de l’Oulipo et du Lettrisme, et, brisant les barrières entre littérature, mathématiques et formalisme visuel, taille sa propre modernité – on pourrait presque dire la “sculpte”, tant les mesures (variables de poids, de longueur, d’épaisseur, de composition, de couleur… Tout ce qui peut apporter de la matérialité au poème) font partie intégrante de son travail. Dans ce recueil, les poèmes prennent la forme circulaire de 26 dessins de cédéroms d’un diamètre de 12 centimètres. Chaque dessin contient 15 phrases exposant un mot de 15 lettres orthographié avec deux O.
De ce jeu de contraintes surgit un étrange rythme basé sur la répétition et la circularité, heurté par des slashs qui, en suggérant d’un trait une date/une rupture, brisent la libre circulation du verbe et le font bifurquer vers une nouvelle contrainte, un nouveau cycle. Infini et commencement, vide et plein, “nul” informatique et surface visuelle, le O de Jaffeux joue à se matérialiser et à se faire virtuel, à prendre corps avant de mieux fuir, octet insaisissable à travers l’inouï des phrases.
Cercle et gouffre, bouche bée et parole naissante, cette année de l’O tire de l’éternel retour de ses contraires une poésie redéfinissant son propre cosmos et engendrant son propre chaos, travaillant à bousculer, dans l’esprit du lecteur, toute notion d’espace (matériel/virtuel) et de temps (linéaire/circulaire). En jouant à briser la pagination, la ponctuation, l’orthographe, la lettre, Philippe Jaffeux ouvre la langue comme un oeuf gorgé de possibles et fait éclater notre “mode d’emploi” habituel du verbe et de la lecture (remettant en cause , au sein de son expérience, nos modes/supports/temps de lecture).
On ne peut pas être sensible à ce travail, le trouver déroutant, parfois obscur ou obtus ; mais il y a là un véritable travail de poète – au sens le plus étymologique, celui de créateur, gravide d’une langue dont il lui faut accoucher, fécond d’un support qu’il triturera pour lui donner la forme de ses fulgurances- qui impressionne, et une intelligence plurielle, complexe, du verbe et des possibilités (numériques, informatiques, poétiques, esthétiques) de la langue.
Une expérimentation fascinante, que l’on peut prolonger sur le site de l’auteur ou dans les (belles et exigeantes) revues qui le publient (Tapages, Népenthès, Dissonances…), portée par un objet-livre superbe.
Livre reçu en service de presse.