Paris en 2040
Gabriel Lavoipierre promène ses soixante-dix ans sur le Pont-Neuf et, happé par un cadenas d’amoureux se jurant que leur amour tiendra jusqu’en 2040, se laisse aller au songe: de quelle étoffe sera fait ce Paris à venir ?
Que le lecteur qui cherche ici un roman dystopique passe son chemin – ou qu’il s’attende à une rêverie pseudo-futuriste, plus qu’à une dense matière romanesque. Nul personnage principal auquel se raccrocher ici – mais une foule de personnages aux silhouettes aussi évanescentes que les ombres que l’on croise dans le métro. Nulle intrigue – mais une impression de ville, diffractée au fil des pages, qui tient tant du futur que du présent. Nul début, milieu et fin – mais un arpentage au fil des mots et des images.
Arthur Bernard nous pousse à la déambulation, à la diagonale dans ce Paris fantasmé, si lointain, si proche. On découvre au fil des pas et des pages le portrait en mouvement de ce Paris futuriste : d’un côté le Paris I des affaires & des ministères, capitale du travail effréné, de l’autre le Paris II des artistes & du tourisme, capitale du plaisir et de la culture. Au loin, la Zone Inquiète, entre-deux dans lequel on devine la banlieue, rejetée à la périphérie des mouvements agitant Paris en ce beau 14 juillet.
En 2040, ce sont les femmes qui sont au pouvoir et qui transforment la Ville-Lumière en abat-jour tamisé, écologique ; elles ont installé de larges miroirs-écrans aux quatre coins des places, pour que la Ville-Fantasme se perde sans cesse dans sa propre célébration, dans les échos de son passé glorieux à ressusciter ; pourtant, elles ne contribuent plus à une culture active et vivante, et ont (notamment) déserté la BN de la rue Richelieu, désert livresque qu’une troupe de lecteurs-résistants vont repeupler de tomes.
En 2040, Paris cristallise donc toutes les dérives qu’on lui connaît déjà : communautarisme exigu, fantasme emballé en perte de sens (sens que tentent de ressusciter, par embardées, nos Lecteurs Nocturnes, ou les attentistes-ironistes qui parsèment les pages), perdition dans un passé lumineux qui ne connaît plus de prolongement, désaffection de certains lieux mythiques (métro, BN, Panthéon…) privés de leur caractère symbolique, vie plongée dans une sorte d’éternel présent saturé d’informations & autres nouveautés, déshumanisation de ses habitants…
Le style porte de façon flamboyante ce rêve agité, prédiction désenchantée de la modernité à venir de Paris : il ne cesse de bifurquer, de contourner la matière narrative, de slalomer entre divers tableaux, de refuser au lecteur le fil rouge d’un sens construit pour le pousser à expérimenter, dans sa langue, les vibrations nerveuses de ce Paris 2040. S’il s’abandonne parfois à la gouaille ou au goût de la formule qui fait mouche, c’est pour mieux par la suite s’oublier dans des évocations vaporeuses, capturant qui une atmosphère, qui un visage, qui un instant déjà enfui.
Ce choix de la description sur le pur narratif retranscrit au plus juste le climat de rêverie qui est celui du personnage, et entraîne le lecteur dans une réjouissante balade où l’on chevauche les mots à saute-ruisseau, heureux d’embrasser les phrases gouleyantes et les belles trouvailles (stylistiques, descriptives) qu’elles portent.
Une goûteuse balade, doublée d’un regard fort juste sur notre capitale de songes sans cesse renaissants.
Ouvrage reçu dans le cadre d’une masse critique sur Babelio.