Peeping Tom
Peut-on ré-enchanter la philosophie, entartrée dans son image de sphère inaccessible ? Je serais tentée de répondre par l’affirmative après lecture de l’ouvrage d’Alessandro Mercuri : son recueil d’articles et de pamphlets, en multipliant les angles d’approche (tour à tour littéraires, artistiques, politiques…), réinvente la philosophie (désacralisant, dès le premier article, ce sacro-saint « amour de la sagesse », pour en faire un genre littéraire accessible) et notre regard sur le monde.
Peeping Tom (Tom le Voyeur) nous invite à reconsidérer notre rapport à la vision. A défaut d’être voyant, le philosophe se fait voyeur paranoïaque et questionne ce que l’on peut ou non voir (qu’il s’agisse de la violence – Mondo Kawaii @..@ s’attaque ainsi aux Happy Tree Friends– ou du miracle- La nuit du mort vivant interroge la représentation de la résurrection du Christ), les jeux de perception entre illusion et réalité, de fusion entre vrai et faux (je pense notamment à cet article sur Mandrake, où personnage de BD et magicien réel finissent par se confondre, complété par cette annexe où Mandrake fusionne avec l’image de Mitterrand), entre fiction et philosophie (s’attardant ainsi sur l’étrange prix Nobel de littérature décerné à Bergson).
Qu’il parle d’érotisme ou de pornographie (Pornobello, Kiss me deadly), de l’innommable (La voie de son maître) ou de représentation (très bel Infini moins un, où Superman et son double Clark Kent sont confrontés à leurs doubles cinématographiques et à leur expansion dans le réel), qu’il confronte figures classiques (Ulysse, Narcisse, Vénus…) et modernes (cohortes CGTistes, Carla Bruni… tant il est vrai que ces personnes se transforment en personnages de la vie publique), culture classique (Piero della Francesca, Courbet, Schopenhauer…) et culture mainstream (comics, dessins animés…) , Alessandro Mercuri semble avant tout inviter son lecteur à brasser toutes les références culturelles possibles, à multiplier les points de vue, pour saisir la dualité et l’ambiguïté du monde moderne. Il s’agit avant tout de lui faire voir – comme on tente de lui faire croire à l’existence d’un hybride mouton-homme, dans l’article Turkish Delight, ou, dans ce même article, détruit la corrélation entre le règne de Louis XIV et une activité solaire supposée « forte »- la transformation du monde en fiction, les déformations de son regard, de ses perceptions.
Peu importe les outils (texte, iconographie aussi abondante qu’intéressante…), les références (on peut tout aussi bien comparer un ouvrage humain – le gigantesque barrage des Trois Gorges, en Chine- et animal – le non moins colossal barrage construit par des castors au Canada), le genre (on brasse concepts philosophiques et matière fictionnelle) du moment que la pensée se libère, que la réflexion se construit au fil des anecdotes et des échos qu’elles se renvoient. C’est d’ailleurs de ce curieux mélange de liens (fictionnels, réels) que naissent tout le charme de l’ouvrage et sa profondeur.
Avec Peeping Tom, Alessandro Mercuri nous propose donc une réflexion aussi ardue que stimulante sur l’art de la fiction… mais aussi celui de faire de la philosophie aujourd’hui.
Je remercie l’auteur de m’avoir fait parvenir son recueil.