Piéton sur la voie lactée
Des « petites parleries au fil des jours », distillées en neuvains, dont le dernier vers se détache des autres, bancroche, concluant de son rythme esseulé ces bouquets de petits riens, de petites merveilles si propices à disparaître : voilà que s’assemble notre « piéton sur la voie lactée », voilà ce que notre poète, « plongeur intrépide », parcourt de poème en poème.
Tout cela frétille, clignote & tortille dans sa besace de vers, cherchant à faire jaillir, de sa « bulle de silence & de solitude », de la nuit de l’encre, la lumière du quotidien, « le poème du jour de la vie », contre la mort « pas encore venue », qu’il faut apprendre à apprivoiser. Quoi de mieux, pour célébrer ces « petites perceptions, petites pulsions » ce « gracieux rabiot de vie », quoi de mieux, pour tenir respectueusement à distance mort & vieillesse (« peut-être déjà demain: dans un trou » ; « le tout début du printemps / ni grabataire ni moribond » ; « le dernier vers, je l’écrirai après ma mort »), que d’énumérer le grand foisonnement de la vie ?
Se servant du poème comme d’un grand journal de fragments, de notes de vies éparses, Lambert Schlechter y dépose, comme en un herbier vivace, un éclat de la splendeur du monde. Défilent sous nos yeux étonnés et ravis de « lecteur pimpant, pimpant » : plénitudes végétales (« le printemps du magnolia est un pari », roses « irradiant fières & pudiques leur fragile beauté »…), passage des saisons (« première joie, première couleur / après le traumatisme monochrome de l’hiver »), table à raboter pour y poser le cahier, oiseaux furtifs (« ici maintenant, bestioles chéries, c’est votre ciel »), bonheur à prononcer le nom aimé et à faire de l’amour le précieux secret de toute une vie, érotisme vital du corps féminin comme seule religion reconnue (« trouver refuge au plus profond d’elle » ; « te faire l’amour me fait l’âme bander » ; « poésie pure des passantes printanières / mine de rien elles nous chamboulent les boules »), pages « lucides & poignantes » des auteurs admirés (Max Frisch, Arno Schmidt, Montaigne, Darras, Khayyam, Sei Shonagon…) à « ranger et déplacer et replacer et reclasser », voire à intégrer à même le texte, palimpseste des voix aimées, épinglées dans l’âme et le goût de certains mots.
Transmuant le quotidien en objet de contemplation (« sur la ligne d’horizon / le château d’eau s’élève / sur ses trois pieds de béton / on dirait un Chirico »), le banal en source d’admiration (ainsi le jean, uniforme ordinaire, vu comme épiphanie du cul aimé), le poète joue donc « le jeu sublime d’aimer la vie », refusant qu’on l’enferme dans une case (celle de la vieillesse comme celle du cercueil… et même celles des cruciverbistes : « leurs solutions de cases en cases / me sont étrangères, profondément »). S’il fait parfois survenir des éclats du passé, ce n’est pas par nostalgie mortifère mais pour convoquer, en « télescopages contaminations enchevêtrements », d’autres fragments de son être, d’autres forces de vie. Semeur de syllabes (auxquelles répondent, toutes de courbures sensuelles et généreuses, les encres d’Anne Weyer, comme de pulsions de vie et d’être) , glaneur de beautés tremblantes rassemblées « au hasard de courants célestes », notre poète-piéton thématise donc « le grand frisson de l’existence » autant qu’il conjure « le grand tout du néant ».
Ainsi, à travers ses « tribulations du moi », il transmet, humblement (« rien que le mot arbre, le mot nuage/ je n’ai pas su m’en servir / je partirai, muet comme avant de naître »), des vertiges au lecteur qui, avec lui, parvient « à voir l’Etrangeté dans chaque brin d’herbe » et se réjouit de ces royaumes éphémères, de ces petites portions d’éternités & autres silences crevés, éventrés de beauté, qu’on lui a généreusement offerts.
Un commentaire a déja été laissé
Un nouveau livre de Lambert! Toujours un régal! Toujours l’émotion la plus vive! Lambert: un très grand vivant! Merveilleux amant, merveilleux ami!