De Litteris

31-10-2012

Quelques minutes après minuit

Patrick Ness/Siobhan Dowd/Jim Kay - Traduit par Bruno Krebs - Editions Gallimard Jeunesse

La littérature jeunesse laisse parfois émerger, dans la surproduction actuelle, d’authentiques et belles trouvailles qu’on imagine rejoindre, au fil des ans, les rangs serrés des classiques de la littérature mondiale aux côtés de Peter Pan, Alice, Le magicien d’Oz, Le vent dans les saules

Des ouvrages qui réinterprètent les codes du conte, non pour en ré-exploiter commercialement et affadir une antépénultième fois les ficelles si familières, mais pour en retrouver la sauvagerie originelle, mélange de cruauté, d’amour et de mort. Des oeuvres qui ont la puissance littéraire nécessaire pour toucher l’enfant et l’adulte qu’il deviendra, et même l’adulte qui accompagne ses lectures.

Quelques minutes après minuit me semble s’inscrire parmi ceux-là – j’en envierai presque les jeunes lecteurs qui, le découvrant, verront dans ce brûlot littéraire un compagnon de vie aux dures et bouleversantes leçons.

Toutes les nuits, depuis que le cancer ronge sa mère, Conor se réveille en sursaut, rongé par les cauchemars et la peur de la nuit. Ces angoisses finissent par se matérialiser dans la silhouette géante d’un monstre, le green man cher aux anglo-saxons, terreur d’ifs ancestraux à la voix de vents et de légendes. Entre l’adolescent perturbé et le mythe vivant se noue un étrange dialogue : le monstre promet de venir lui raconter trois histoires fondatrices, trois histoires libératrices, en échange desquelles Conor devra raconter la sienne, celle qui contient sa vérité, celle qui a réveillé l’horrible conteur.

S’ensuit une plongée dans les ténèbres : celles qui environnent la vie de Conor, déchiré entre son invisibilité en cours, son refus de voir l’inévitable, sa détestation de sa grand-mère ; celles qui façonnent les histoires du monstre, aux leçons obscures et inexpliquées ; celles du graphisme torturé de Jim Kay, tout d’encres griffant l’âme comme des ronces, de traits mouvementés qui disent l’opacité grise de l’esprit de Conor et ses déchirements internes.

On lit en apnée ce conte initiatique qui dit brutalement la violence de la maladie, la culpabilité des survivants, la difficulté d’accompagner vers la perte inexorable, l’impossibilité à grandir à l’ombre de l’inacceptable, l’amour qui ne vainc pas tout, hélas, la vie qui ne respecte pas les beaux schémas de la plupart des contes, l’immensité grisâtre de l’âme humaine…

On lit avidement, malgré la dureté des propos et de l’univers, car tout cela est profondément juste, humain, nuancé : qu’elle est élévatrice, cette littérature-jeunesse qui refuse le manichéisme, qui avance, fière de ne pas céder à l’affadissement général des sentiments, qui n’hésite pas à heurter pour apprendre, à repousser dans leurs retranchements les codes clés-en-main des contes !

Qu’elle est nécessaire, dans sa volonté de ne pas être sirupeuse, mais de secouer, comme jadis les contes de Grimm déchiquetaient à belles dents les princesses sucrées de Perrault !
Comme elle dit, empruntant les chemins sillonnés par Sendak et son Max, la sauvage, la violente liberté de l’enfance, sa pleine fureur, son besoin d’apprendre dans l’ombre comme dans la lumière, de secouer le monde jusqu’à lui faire rendre à pleine gorge ses nuances, fussent-elles blessantes, douloureuses, difficiles !

Portées par un style fluide, qui sait laisser sourdre l’angoisse comme éclater la compréhension libératrice, ces Quelques minutes après minuit bouleversent par leur justesse sans concession et marquent, poignantes, par leur audace et leur profondeur cathartique.

On crierait volontiers au chef d’oeuvre, si on n’avait crainte que le mot soit galvaudé…

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