Samuel Barber, un nostalgique entre deux mondes
Connaissez-vous Samuel Barber autrement que par le fameux Adagio pour cordes, véritable condensé de tristesse ayant illustré maintes graves scènes au cinéma ? J’ai découvert, à travers la biographie que lui consacre Pierre Brévignon, un homme fascinant et une œuvre qui ne l’est pas moins, tous deux placés sous le signe de l’entre deux, de la faille.
Il est toujours captivant de découvrir la formation, la construction intellectuelle et sensible d’un artiste – qui plus est un musicien-, d’autant plus quand celui-ci parvient à incarner les contradictions et les mutations de son époque. A travers Barber, c’est l’évolution d’une société et de son rapport à l’Art qui se dessine. Le compositeur américain se révèle ici une sorte d’Henry James du quatrième art : un personnage déchiré entre deux continents, l’Amérique, incarnation du modernisme, et le vieux monde Européen, gardien fidèle de la tradition, et entre deux Temps, celui d’une modernité musicale et littéraire galopante, teintée d’émotions nouvelles qui demandent à trouver des formes d’expression neuves, et un esprit dix- neuvièmiste, empreint d’un lyrisme raffiné et mélancolique.
Contrairement à James, qui tentait à travers son œuvre de pousser plus loin les ressources du romanesque et d’offrir aux Lettres américaines la perspicacité et le modernisme des Lettres françaises, Barber ne cherche pas à révolutionner la musique mais compose pour lui seul, en quête de sa propre voix/voie, de l’expression la plus juste de sa sensibilité, qui pressent et accueille la modernité (n’hésitant pas à s’inspirer, ainsi, des textes innovants de son époque : Joyce, Blixen, Neruda…) autant qu’elle l’entrelace aux racines culturelles européennes (Rilke, Shelley, Shakespeare se font alors ses partenaires littéraires). Ses compositions sont le reflet d’une hypersensibilité se faisant trait d’union entre deux mondes qui s’écartent, témoignage des oscillations d’un homme déchiré qui, sans cesse, cherchera sa place dans un monde en fuite, tentant, à travers un langage musical et une sensibilité dix-neuvièmiste –ainsi son sens de la mélodie me semble-t-il relever du romantisme européen- d’exprimer les émotions du vingtième siècle, leurs mutations comme leur part d’éternité. La composition, pour Barber, relève de la nécessité du dialogue avec lui-même et non de la course à la postérité ou à l’américanité : ainsi Knoxville: Summer of 1915 est-il moins la cristallisation d’une Amérique, d’un Tenessee rêvé que l’expression incandescente de l’essence de l’enfance, temps de la nostalgie par excellence.
Barber est l’homme de l’oscillation : sans cesse tiraillé, en quête de reconnaissance (artistique, sexuelle…), il incarnera, bien malgré lui, jusqu’à la fin de sa vie, une sorte d’esthétique du déchirement. Son unique échec – qui recouvrira, avec l’Adagio, le reste de son oeuvre, pourtant d’une richesse étonnante-, Antoine et Cléopâtre, en est un exemple représentatif : alors que l’on attendait de lui un opéra flamboyant, voué à être l’acmé de sa carrière, Barber crée un drame intimiste, un opéra statique, tout de déchirements psychologiques. Loin d’offrir l’apothéose musicale que la mise en scène grandiloquente de Zeffirelli aurait soulignée, cet esprit tendre et angoissé se concentre sur l’expressivité des sentiments et la musicalité du langage élizabethain, tentant, encore et toujours, de se parler à lui-même à travers la musique plutôt que de séduire un public aux attentes préconçues.
Cette fine analyse psychologique, doublée d’une richesse documentaire impressionnante (coupures de presse, entretiens avec des intimes du compositeur, témoignages d’interprètes…) , s’accompagne d’un cahier de photographies, où le lecteur pourra contempler à loisir le regard à la fois présent et absent de Barber, et d’un CD d’enregistrements historiques qui redouble agréablement les mots si justes que Pierre Brévignon consacre à l’âme mélodique et généreuse de Barber.
A vous, désormais, de vous laisser envoûter par Dover Beach, les Hermit songs et ce portrait, vivant et fascinant, de Samuel Barber.
Merci aux éditions Hermann de m’avoir fait parvenir ce travail colossal et de m’avoir ouvert de nouveaux horizons musicaux.
Vous trouverez de beaux compléments à cette lecture sur le site de l’association Capricorn.