Sept cavaliers…
« Sept cavaliers quittèrent la Ville au crépuscule, face au soleil couchant, par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée. Tête haute, sans se cacher, au contraire de touts ceux qui avaient quitté la cille, car ils ne fuyaient pas, ils ne trahissaient rien, espéraient moins encore et se gardaient d’imaginer. Ainsi étaient-ils armés, le cœur et l’âme désencombrés scintillant froidement comme du cristal, pour le voyage qui les attendait. Sur ordre du margrave héréditaire, simplement, ils allaient, ils s’étaient mis en mouvement et le plus jeune d’entre eux, qui n’avait pas seize ans, fredonnait une chanson… »
Tels sont les premiers mots de l’obscur et mélancolique récit que tisse Jean Raspail.
Dans une sorte d’Europe centrale fantasmatique, les émissaires de son Altesse sérénissime Welf III, margrave héréditaire de la Ville partent en quête de la vie qui a déserté leur nation. Ce sont d’abord les enfants qui se sont révoltés et enfuis, puis les adultes, sans que ces manifestations de colère ne soient accompagnées de quelque explication. Ils ont quitté le pays, qui, depuis, est coupé du reste du monde, livré au chaos et aux pillards. Ils sont sept à parcourir leur patrie désertée et malade, vidé de ses flux (humains, ferroviaires, maritimes, télégraphiques…), espérant atteindre le poste-frontière de Sépharée d’où le margrave a reçu la dernière lettre de sa fille unique. Sept à porter en eux l’ombre d’un fantôme, le poète et capitaine Wilhelm Kostrowitsky, disparu trente ans plus tôt en recherchant ces tchétchènes qui viennent hanter le texte et ses contrées étranges.
Au cours de ce voyage, chacun d’entre eux rencontrera son destin. Deux d’entre eux, seulement, atteindront Sépharée et la solution du mystère qui façonne leur monde…
Il y a des échos du Roi se meurt d’Ionesco dans ce monde pétri de mort et de déliquescence, des souvenirs de lectures de Gracq dans l’atmosphère poétique et envoûtante qui se met en place au fil des places. C’est un univers fascinant, une sorte de fantasy décalée qui permet à Jean Raspail de placer une société traditionnelle face à l’avènement d’une modernité incompréhensible qui la dévore et la prive de tous repères. Le récit est placé sous l’égide de la mélancolie apollinienne, de la nostalgie d’un vieux monde, d’une vieille Europe, où les paysages sont moins des lieux réels que des reflets d’un certain état d’esprit, des projections de songes perdus, les regrets d’une civilisation qui s’éteint.
Jean Raspail – auteur dont je connaissais alors ni la plume, ni l’existence, il me faut l’avouer- réussit à mettre en place un univers très prenant, qui tient essentiellement par son ambiance. Peu importe, au fond, de savoir ce qui se passe au-delà de Sépharée (la solution est d’ailleurs introduite par un glissement rapide, dans un contraste assez brutal pour l’esprit qui se promenait jusqu’à alors dans ses contrées oniriques, et paraît moins « vivante » que les sensations éprouvées jusque là) : seules comptent les impressions nostalgiques qui se dégagent du texte et le voyage initiatique de chacun des personnages. Seul compte ce que chacun retiendra du paysage, du monde détruit qui l’entoure. Et la façon dont chacun se positionnera face à la modernité d’un monde qui, après la guerre, le chaos et la perte de ses repères et de ses valeurs, tente de renaître de ses cendres.
Une belle fantasy (qui n’en cite pas le nom mais qui en a néanmoins les contours) sombre et nostalgique, à faire découvrir à ceux qui seraient lassés des histoires répétitives de chevaliers, de donjons (sans dragons) et de quêtes déjà-lues, déjà-oubliées.