Staccato
Glisser dans l’esprit d’un homme atteint par la maladie d’Alzheimer ; rendre compte, en quatre âges-saisons comme autant de pertes, de la manière dont la mémoire se lézarde et s’enfuit ; tenter de cerner ce qui reste de l’être intime quand les souvenirs vacillent : tel est l’ambitieux et noble projet de Staccato.
Michel Gros Dumaine fait jaillir par à-coups les souvenirs syncopés de Simon comme autant d’éléments musicaux joués staccato : le visage de la femme aimée au nom de doute, les paysages charentais tant aimés qui s’effilochent, le doux égrènement des artistes aimés, la découverte en clair-obscur de la cristalline philosophie, l’apprentissage d’une langue dont les sons aujourd’hui s’échappent hors-sens, les percées de l’Histoire qui contextualisent des instants affectifs enfouis ou des personnages familiaux à l’histoire cernable – contrairement à celle du malheureux Simon, dont les souvenirs ont tous un goût d’inachevé-, et les noms, les noms que l’on barre car on n’est plus sûr de leur vérité (« Qui disent : « papa ». Qui disent : « je suis Florent», « je suis Olivier», « je suis Juliette ». Qui disent : « je t’aime ». Mais Simon ne reconnaît plus le nom des vivants »).
Sans cesse, la langue s’ajuste et varie, cherchant, dans les résidus du langage, à libérer l’âme des trouées obscures du temps-mémoire qui s’écorche et se perd. Sans cesse la langue tourne, ritournelle, tentant de combler les vides par du ressassement, martelant le verbe pour que s’ex-prime l’être qui s’y enfouit (« Un temps massif et compact. Celui du il y a, de l’être-là. Dressé et nu. Posé comme une énigme. Dans la chaleur solaire de la cuisine. Où, parfois, l’âme engourdie de Simon, ravive la braise des souvenirs. Enfouis sous la cendre du temps brûlé. »)
Elle saccade la douleur existentielle de cette âme à la lucidité dépouillée, nostalgique des blancs qui l’envahissent, prisonnière d’un présent angoissé, à moitié consciente du crescendo de sa déchéance. Elle avance, toute de heurts et de soubresauts, pour dire la fragilité d’un être à l’identité qui se fait incertaine et qui avance, hagard, de plus en plus dépouillé des « traces » de sa mémoire. Sa musique est le dernier recours, plus que le sens qu’elle porte, pour dire l’être profond (« une douce musique s’élève dans son cœur. Sans écho d’exubérante certitude. Sans projet subversif. Elle vient, ténue, percer le mur orbe de sa résignation. Sans forcer la mesure. Offrir à Simon les arpèges oubliés de l’émotion brute. Qui échappe au contrôle du discernement »), pour dire la vérité intime de celui qui s’égare.
Ainsi le texte oscille-t-il entre récit, poème et philosophie, genres-membranes qui vibrionnent de concert pour mieux rendre compte de la complexité métaphysique de cet être rongé par le néant (« Quand les signifiants des êtres et des choses disparaissent de sa bibliothèque mémorielle. Quand leur familiarité bascule vers une absolue étrangeté, Simon éprouve d’une terreur muette la vacuité du monde. Il ne reconnaît plus le nom des vivants, le nom de chaque chose. Le nom de Simon, lui-même, qui s’éloigne de Simon »).
Ainsi emporte-t-il à plein souffle chaotique, coeur déchiré ébranlé d’incertitude, laissant son lecteur hagard face à ces respirations impossibles, face à cet ébranlement de l’âme qu’on l’a invité à partager.
Un texte poignant, à l’écriture musicalement juste, qu’on lit par secousses éblouies.
Vous pouvez le commander sur le site de l’éditeur.
2 commentaires
Madame,
Je vous remercie pour cette belle chronique. Mais Staccato est désormais sorti du catalogue des Penchants du roseau pour de bien peu glorieuses raisons. J’ai bien peur que vos lecteurs ne puissent pas le commander.
Très cordialement.
Michel Gros Dumaine
Il semble qu’il reste quelques exemplaires, aussi les intéressés le pourront-ils, ou, cherchant le titre, tomberont sur votre nouvel éditeur au besoin.