Ulysse au seuil des îles
Quatre vagues de poèmes dessinent les contours de ces îles de langage où accoste un Ulysse moderne, détrempé de vocables, en quête de son île d’origine, son île-œuf aux volcans-vulves, son paysage matriciel qui est autant Ithaque que la langue d’Ithaque, cette parole d’enfance qui, à elle seule, est un paysage âme (« je rentre dans Ithaque, et c’est ma langue que je rallie, fleurant le fumet des phrases d’antan »).
Lionel- Edouard Martin nous convie, dans ce recueil, à une odyssée du langage. Foin d’aventures ici, si ce n’est celle d’un verbe ample, luxuriant, qui fait s’avancer, arrondie, la bouche du lecteur pour en « remâcher » la substance infusée de paysages. « Pluie flaireuse de peau », « densité crépue », « semailles criardes d’une giclée de perroquets parmi l’aube », vendanges de « lune », « l’aube liquide, équatoriale et suscitée par l’oiseau discordant / l’écrasement de la nuit, refoulée par la pluie vers le bas », « thon lisseur d’eaux/ créateur d’îles par le seul incarnat de son œil », : qu’il accepte de « tendre la bouche pour boire à l’outre des syllabes, mordre la chair du verbe » et le lecteur se verra convié à un véritable festin de mots, dans lesquels il cueillera tant des images d’île sensuelle, « fibreuse comme chair de mangue », que la joie de goûter à un langage qui ne caille pas sur les lèvres, où les voyelles et consonnes, rondes d’une sensualité étourdie d’elle-même, font danse charnue dans la gorge du lecteur. Avec Ulysse, il « accord[e] la cadence de son cœur à l’aorte du volcan », prend « langue et paume » avec l’île-langue, s’émerveille de ces oiseaux- palimpsestes, « gros de voix d’homme », dont « tout penne se barbe de syllabes », chasse « les voyelles mornes », « les consonnes démembrées », se trempe dans le corps des mots, redécouvrant, dans la tension propre au langage, ce moment où le mot enfante et désincarne ce qu’il exprime, où l’île, après avoir été em-paumée, em-poignée, se fait en-chantée (« J’avance à mains nues parmi les mots. Ecrire : nager, lutter avec le vague, charnellement, à tout corps. […] Des astres plein le derme, j’y lis des galaxies, mon archipel, caraïbe à paroles »).
Ulysse se découvre en être parmi (les mots, le réel), dans un « thrène de fracture », cette écorchure originelle du langage qui enfante le réel autant qu’elle le dépossède, que l’on retrouve au seuil et au fil des œuvres de Lionel- Edouard Martin. Voyager n’est plus parcourir la terre mais parcourir les possibilités de la langue, jusqu’à retrouver sa langue matricielle, personnelle (cet « idiome impur, mal cadencé, où trouveraient à redire les poètes »). S’aventurer vers l’inconnu fécond revient à déposer, sur l’Autre, des empreintes de son propre langage, mouler des îles dans ses dires sonores, les avoir autant à l’œil qu’à la bouche (« On prend l’œil, comme on dit prendre langue »). S’approprier l’île, c’est s’approprier une nouvelle langue, dans laquelle on salive son nom autant qu’on est remâché par elle, c’est se nourrir des vocables vivants, qui enrichissent autant qu’on se les approprie. C’est se laisser pénétrer d’un souffle d’île – un souffle d’autre- que notre corps-moule expire, remodelé par notre voix (« et c’est moi qui pourtant me repens, qui contiens dans ma poitrine l’alizé contrefait d’un souffle humain ») : et ce nouveau corps de l’île, enfanté « par le créole et la parole des oiseaux qu’on ne mange pas », se fait purs mots, qui « aussi vont vers les hommes, creusent l’humus des songes ensemencés/ obstinés dans leur course rectiligne, renversant ce qui s’oppose, comme des îles qui s’avanceraient à la rencontre des navires… ».
De cette belle odyssée à la rencontre de cet Autre luxuriant qu’est le Verbe, jaillissent l’image d’un Ulysse profondément moderne et humain, roi ressourcé de langage et d’images nourricières (« elle va, taiseuse, parmi la parole de l’île, l’alphabet en essaim posé sur son front retombant jusqu’aux lombes, souteneuse d’archipels comme caparaçonnée, de buste en cap, de mots réalisés »), et une lecture éblouie de plaisir.