Un ange à ma table
Un ange à ma table a longtemps été pour moi un splendide film de Jane Campion (réalisatrice qui n’a pas son pareil pour exprimer la poésie au cinéma, en témoigne également son dernier –et sublime- opus, Bright Star).
Il aura fallu plusieurs années pour que j’acquière les trois volumes de la bouleversante autobiographie ayant inspiré ce film sur la vie de Janet Frame, opus s’ouvrant sur ces quelques phrases énigmatiques : « depuis les eaux obscures du premier lieu, dans un second lieu d’air et de lumière, j’écris ce récit avec ses faits, ses vérités et souvenirs de vérités, et son tracé toujours pointé vers le dernier Lieu, où tout commence par le mythe. » Toute l’esthétique de Frame est contenue dans ces phrases : la lire, ce sera passer de l’ombre à la lumière, à travers des mots simulacres, des poèmes décalant la réalité, s’en souvenant pour mieux l’inventer, dans une lente acmé forgeant sa persona d’écrivain, ce mythe- mélange de clarté et de mort. Lire Un ange à ma table, c’est effectivement assister à la naissance d’un mythe, celui d’une sorte d’Orphée au féminin qui sombre aux Enfers pour y chercher la poésie, son Eurydice, et qui en ressort –variation autour de la fable originelle- triomphante, lumineuse.
Le premier volume, Ma terre, mon île, nous conduit à travers l’enfance de Janet et sa découverte de son inadaptation au monde et au langage. Quand les noix se transforment en moix, les lutins en mutins, les Kings en Tins, quand l’île s’écrit et se prononce I-Le (j’imagine le jeu de sonorité en anglais, sur le I(s)-Land, la terre du moi, le moi-univers, liant en un mot le réel et le spirituel), il s’ensuit un premier décalage qui ouvre l’auteur enfant à la poésie. Ces mots tordus étrang(l)ent le monde et désynchronisent leur émettrice d’une perception et d’un apprentissage normalisés de la vie, l’amenant, très jeune, à vivre en littérature, ce pays étrange (r ), qui redouble et recrée son univers quotidien. Qu’elle nous conte alors sa découverte de la poésie, par la grâce d’un instituteur bien inspiré, le quotidien de sa famille, la mort d’une proche, la séparation avec son amie d’enfance, la destruction d’illusions naïves, l’écriture de ses premiers poèmes (bercée par l’illusion qu’il s’agit simplement d’amalgamer certains mots, tels « aventure », « rêveuse », « lune », pour induire la sensation poétique), ses premières publications, sa boulimie de lectures, son envie, sans cesse, d’incarner une certaine image d’elle-même (la fille dont les parents sont fiers, la créatrice rêveuse et décalée), Frame le fait avec une écriture qui joue sans cesse le décalage : un mot en remplace un autre, les sensations attendues arrivent comme en différé, à contre-temps de ce que le lecteur pourrait en attendre. On la lit comme on découvrirait une sorte de roman initiatique filtré, distordu par la poésie.
Le second volume, Un été à Willowglen, est celui des années d’études et de folie (supposée) : Janet, pressurisée par les angoisses liées à ses études (l’enseignement n’est pas –toujours- le meilleur remède à la timidité…) et ses exaltations poétiques inassouvies (quoique publiée, elle n’est pas encore reconnue, acceptée, incarnée dans cette image de poétesse qu’elle projette d’elle-même et se contente d’avaler, boulimique, les vers des autres), est diagnostiquée –à tort et trop rapidement- comme étant schizophrène et se voit internée de force à l’hôpital de Seacliff. Le récit sombre alors dans l’horreur de la folie – thème qu’elle traitera plus tard dans Visages Noyés-, et l’évocation des conditions de vie atroces, sinistres, des malades, des pavillons de solitudes torturées où l’on administre électrochocs et lobotomie. Frame échappera de justesse à cette opération, sauvée par l’écriture et la publication d’un recueil de nouvelles, Le lagon : en réussissant à incarner son décalage au monde, à transformer, alchimiste, la boue des angoisses métaphysiques en style, elle trouve enfin sa place (poétique) au monde et peut se livrer, rendue confiante par de belles rencontres, à l’écriture comme métier, au remodelage quotidien de l’univers. Elle n’est plus seulement lectrice enthousiaste mais auteur inspirée ; aux yeux de tous, persona écrivante, miraculée de la poésie et miracle, et non plus mirage, littéraire.
Elle peut alors, dans le troisième et dernier volume, Le messager, sortir de son I(s)-land pour se lancer à la découverte du monde. Pendant sept ans, déracinée en Europe, écartelée entre petits boulots et machine à écrire, découvrant les réalités de la vie d’écrivain, elle transpose ses paysages intérieurs en paysages extérieurs et ses expériences humaines (rencontres littéraires, découvertes émotionnelles, apprentissage de la sexualité) en paysages littéraires, composant des romans et des poèmes, décalques décalés de ses apprentissages.
Si elle revient, dans les dernières pages, sur les terres de son enfance et leurs reflets, c’est enfin libérée de toute suspicion de folie, de sa culpabilité de vivre et du pesant isolement que nourrissait son âme insulaire, poétique ; c’est riche de ce décalage accepté, sublimé par l’écriture, celui d’une personnalité unique, irradiée de lumière.
Un ange à ma table célèbre donc, à travers l’évocation d’une vie, la puissance orphique de la Littérature, seule capable de guider Frame et son lecteur hors des Enfers de l’obscur informulé vers les lueurs radieuses de la Poésie.
4 commentaires
C’est très beau tout ce que tu dis sur Janet Frame. J’ai fait sa connaissance avec un livre d’elle paru en début d’année “Vers l’autre été” que j’ai beaucoup aimé. J’ai ensuite lu ces trois volumes d’ “Un ange à ma table” et cette femme me bouleverse.
J’ai lu ta belle critique et noté précieusement la référence. La destinée de cette femme m’a énormément émue, et je compte bien tout lire d’elle…
Merci, encore et toujours, de ton passage ici.