Un régal d’herbes mouillées
La couverture et le titre apaisent avant même que l’on se glisse entre les pages : on imagine des plaisirs minuscules, des micro-échappées belles, des envols purs.
Puis on ouvre et lit, sur un rythme de pluie à la chute lente, le “puzzle” poétique d’Anna de Sandre : une mosaïque de vies dédaignées (“j’veux entrer / dans le métier / des mosaïstes“), des instants cristallisés, des misères dévoilées, des beautés fragiles qu’un rien suffit à briser… Le recueil se construit comme une galerie de miniaturiste qui, loin de choisir pour inspiration la gracilité de l’existence, préfère en croquer les quotidiens boudés, les personnages effacés, les poisons silencieux et l’enchantement, mais en mode mineur.
Qu’elle esquisse “un miracle au bord du vide”, “la saleté des jours”,des “râles asynchrones”, “la cadence d’une vie en ruine” ou “un carrefour de cris plaintifs”, Anna de Sandre croque, précise, avide, des éclats de vie modestes comme on presse une nouvelle hors d’un fait divers : petites morts ordinaires (“une vieille âme / se couche / sous le poing d’orgue / d’une poignée de terre“) et suicides qui ne le semblent pas moins (“et puis son père sans regrets / et de la corde pour le pendre / sur laquelle on a tiré“), bâtard rejeté (“alors pourquoi moquer / cet orphelin / qui se proclame / tour à tour enfant / de prince et de marquise / fils d’une catin /et d’un bourgeois“), mendiant solitaire (“Bill/traverse des villes / en tétant / un quignon“), enfant battu (“elle disait / tiens-toi droite / son genou / dur / dans / mon dos“), quotidien engourdissant les sens (il y a, dans ces poèmes, tant d’heures d’ennui et de résignation, de légumes amers à éplucher et de lacets fatigués à tracer sur les routes !), cadavres essaimés (“le froid mord aux fesses / des petites filles/ étranglées / entre deux poubelles”)… Les débarras de la société s’étoilent, de poèmes en poèmes, constellations étranges vues à travers un prisme tendre et rageur.
Délaissant les petites misères, Anna de Sandre collecte aussi des éclats de beauté : villes aimées (“la ville résidait dans nos yeux / possédait chacun d’entre nous“), rêves pétris d’enfance (“avec leur aval et le bras tendu / nous entrerons dans la légende“), nature à contempler (“des chevaux / abîmés / broutaient / en cercle / un régal d’herbes mouillées” ; “l’hiver / est un rubis / de la sève / grondante / sous un glacis / aux duretés / malhonnêtes”)… Eclats légers que viennent corrompre, parfois, l’ombre grave du drame, le désenchantement du quotidien, les piétinements des âmes tordues essaimant ces territoires poétiques, avant que, déniant l’amer, repoussant le gâchis (“tu vois, c’est toi qu’on fout en l’air“), Anna de Sandre ne leur offre la petite pluie rythmique de ses mots pour les transcender : “ça t’éclabousse / et c’est juste / beau à crever“.
C’est cette justesse musicale qui, oscillant entre oralité, fausse simplicité, et pétillements sonores, frappe durablement le lecteur : au prime abord séduit par un regard juste sur un étrange monde de contradictions, par le charme de ces figures-vignettes et autres micro-nouvelles à chute rose sale, il reste hanté par le ruissellement sensible du poème et par sa cadence, tantôt heurtée de bleus à l’âme et de révolte grondante, tantôt fluide, chuchotement miellé laissant éclore, douce, l’image salvatrice.
Et c’est cette partition qui, éraflant et apaisant le coeur d’un même élan, provoque, chez le lecteur “l’extase / creuse des fossettes” et la sensation de tenir, dans la paume de ses mains fatiguées, des bribes de vie aigüe.
On se procurera avec plaisir ce beau recueil chez un libraire ou en le commandant à l’éditeur.
Anna de Sandre est également l’auteur d’un très bel album jeunesse, Iris et l’escalier, conte sensible et juste pour apprendre à grandir, merveilleusement illustré par Chiaki Miyamoto et paru chez Gallimard en 2012.
Un commentaire a déja été laissé
Vous avez mille fois raison d’aimer l’univers et l’écriture d’Anna de Sandre.