De Litteris

27-2-2013

Yucca Mountain

John D'Agata - Traduit par Sophie Renaut - Editions Zones Sensibles

Est-il possible de stocker des déchets nucléaires dans une montagne à 140 kilomètres de Las Vegas ? Comment peut-on faire passer ce projet pour écologique auprès de la communauté ? Combien de temps, avant que les entrailles de la montagne ne deviennent dangereuses ? Avant que le passage régulier des camions de déchets n’affecte la santé des habitants de Las Vegas ?

Essai, documentaire, récit, reportage… Yucca Mountain défie les étiquettes dont on voudrait l’enrober pour se concentrer sur l’essentiel : la naissance d’un projet d’enfouissement massif ubuesque et ses conséquences sur les esprits. John D’Agata a la finesse de ne pas produire un énième cri écologique agressive à courte portée (contrairement à ce que pourrait penser la -superbe- couverture), mais bientôt de proposer une réflexion transversale sur le nucléaire : les millions dépensés pour aménager la montagne, l’échec des comités de géologistes devant fournir un justificatif scientifique à l’impossible, la folle administration gérant la question nucléaire, l’irréelle législation entourant des déchets, la connaissance scientifique trouble des conséquences de ces déchets, la propagande (via affichage public & manuels scolaires) pro-nucléaire (“le nucléaire est une énergie verte“), la corruption des élus, la mafia, la spoliation de terres indiennes, la pérennité de la dangerosité des déchets (comment produire un avertissement lisible dans 10 000 ans pour prévenir les générations futures ?), l’absence globale de maîtrise du sujet nucléaire conduisant à des décisions insensées.

Analysant nos courtes vues concernant cette énergie dont on maîtrise si peu les conséquences, dénonçant les discours absurdes qui la porte, D’Agatha met à jour des situations irréelles (le passage quotidien de 70 000 tonnes de déchets radioactifs à travers Las Vegas jugé acceptable – « La probabilité d’un accident nucléaire à Las Vegas serait alors plus élevée que celle d’y gagner au casino. »-, la qualité des conteneurs revue à la baisse alors qu’on estime la durée de la toxicité de leur contenu à plus de 100 000 ans, l’organisation de visites guidées pour les scolaires au sein de la montagne) que l’on préfèrerait être les péripéties d’un roman dystopique, plutôt que le récit véridique de la manière dont les médias, les politiques et les lobbys ont manipulé, pour de basses raisons économiques, notre conscience du nucléaire et de sa “normalité”.

Un tel projet aurait-il eu autant d’impact sur les mentalités s’il n’avait eu lieu près de Las Vegas, cette Zéropolis réinventant sans cesse les codes de sa réalité? Au-delà du nucléaire, c’est le mal être de la métropole de l’instantanéité que D’Agatha interroge : allant à la rencontre de ses habitants et de ceux qui la pensent (qu’ils soient linguistes, sociologues, enseignants, membres de SOS suicide…), il dessine en creux le portrait d’une ville toute en démesure (la tour Stratosphère !) et en telle perte de réel que n’importe quelle manipulation permet d’y construire facilement une nouvelle Vérité.

Servi par une écriture fluide au rythme haletant, Yucca Mountain se dévore, se médite (“Je ne crois pas que Yucca Mountain soit une solution ou un problème. Ce que je crois, c’est que la montagne est le lieu où nous sommes, le point où on en est – un lieu que nous avons étudié en long et en large, plus que n’importe quel autre endroit du monde – et qui pourtant reste inconnu, révélant l’étendue de la fragilité de ce que nous pouvons connaître“), se feuillette, s’expose (la couverture captive d’emblée !), s’offre et se range – avec plaisir- près des meilleurs ouvrages de William T.Vollmann.

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