De Litteris

27-1-2011

Apprendre à lire

L’apprentissage de la lecture fait partie de mes premiers souvenirs : l’émerveillement de transformer en sens ce que j’avais sous les yeux, de faire résonner une voix interne autre que la mienne et à laquelle la mienne répondait plus tard, bref, ce processus de transmutation du chaos des lettres en expérience intérieure a toujours eu un goût de magie – comme les premières fois où l’on écrit laborieusement son nom sur une feuille, comme si s’auto- nommer permettait à l’individu de prendre conscience de sa propre existence.

J’ai l’impression qu’il y a toujours eu au moins un livre dans chacune de mes journées, que la lecture est indissociable du déroulement de mes journées. A une époque, je collectionnais les phrases, glanées au fil des tomes, qui me renvoyaient à cette avidité de savoir : elles étaient autant de petites bouées de sauvetage chuchotant amicalement qu’il existait ailleurs d’autres bibliopathes et que je n’étais pas seule à souffrir de cette boulimie qui, si elle n’était pas assouvie, provoquait des crises de semi-dépression. Il me fallait lire. Je murmurais avec ferveur le début des Mots de Sartre, sans doute une des plus belles célébrations de la lecture qui soit (« J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. » ; les phrases qui s’ensuivent, où la bibliothèque se fait fascinant sanctuaire, me hantent toujours aujourd’hui), je transformais en sainte litanie des fragments de textes (l’un de mes préférés était « l’univers, que d’autres appellent la Bibliothèque », de l’estimé Borges) ou des phrases qui s’imposaient à moi comme autant de principes moraux (« la lecture est une amitié » Marcel Proust), je regardais avec désespoir ma propre bibliothèque (pourtant déjà conséquente) en me demandant combien de temps il me faudrait pour assouvir ce qui semblait être alors le but ultime de ma chétive existence :  recouvrir tous mes murs de livres.

Je dévorais tout ce qui me tombait sous la main et vouais un culte immédiat à tout auteur érudit (Borges en était le modèle de prédilection) qui, me prenant par la main, me faisait sentir combien un livre en appelait un autre m’indiquait un chemin dans cette forêt de cris fraternels. Aujourd’hui encore, j’aime ces livres qui en convoquent d’autres en spirales, tout en gardant leur individualité : je veille jalousement sur mon exemplaire de La cité des livres qui rêvent (Walter Moers) qui, sous l’égide d’une langue gouleyante et rocambolesque comme on en trouve trop peu, se révèle un formidable labyrinthe littéraire qui met au défi nos connaissances de lecteur. Je conserve près de mon bureau, terrible distraction, le formidable Des bibliothèques pleines de fantômes de Jacques Bonnet, petit traité de l’art de vivre avec des livres, dont chaque relecture est interrompue par l’envie pressante de parcourir les deux cents mètres qui me séparent de ma librairie préférée ou par l’impératif catégorique de relire tel ou tel opus mentionné par l’auteur.

Biblio- pathe, -phage, -mane, -phile : peu importe le suffixe tant que survient l’ivresse !

Cette ivresse a pris de nombreuses formes au fil du temps. J’ai écumé les rayons jeunesse de la bibliothèque où mes parents m’emmenaient chaque samedi : je dévorais pêle- mêle toutes les variations de contes que je trouvais, Narnia, Beatrix Potters, Roald Dahl, l’intégralité de ce que publiait l’école des loisirs ou castor poche flammarion, bref, tout ce qui me tombait dans les mains, du moment que j’en éprouvais un profond plaisir. Déjà des amours précoces se nouaient, que je voulais éternels et, qui, pour certains, perdurent encore aujourd’hui : je continue de vouer un culte à certains personnages de mon enfance (Alice, Peter Pan, Le magicien d’Oz, la cité d’Ys), sans doute parce que mon regard adulte ne cesse d’en découvrir les significations.

Je n’oublierai jamais la découverte, à 7-8 ans, sous une couverture de maroquin rouge aux lettres dorées, de Cyrano de Bergerac, égaré par quelque heureux hasard, dans la sélection « théâtre jeunesse ». Un sentiment de sacré, de terreur religieuse, faisait trembler mes mains alors qu’elles prenaient le bel ouvrage entre diverses tranches colorées: je m’attendais à tout moment qu’on me confisque le livre ou que le bibliothécaire ne m’en interdise la lecture pour cause de jeunesse aiguë. Je l’ai dévoré dans l’après-midi, entre rires et larmes, et l’ai appris par cœur dans la foulée. Si je ne me souviens plus aujourd’hui de l’intégralité de la pièce, Cyrano reste mon héros. Je n’ai jamais retrouvé l’édition exacte de cette première lecture (empruntée un nombre incalculable de fois à la bibliothèque et pilonnée, sans qu’on m’en avertisse, un été où l’on restaurait la section jeunesse) ; j’en ai retrouvé un bel ersatz imprimé en 1905, qui fait partie des premières formes que mon regard embrasse le matin au réveil.

J’ai l’impression de m’être forgé assez vite une conscience aiguë de l’importance des mots : la « faute », sans doute, à deux recueils de poèmes que je relisais avidement le soir, jonglant avec les mots, goûtant leur vibration et leur image avec une joie toute enfantine (Prévert, Desnos, Rimbaud… ils m’ont donné goût à la poésie), à une adoration pour le Prince de Motordu (et pour Pef en général, que j’allais saluer à chaque salon du livre à Montreuil)  et à la découverte, jeune, des classiques dodus à la langue ronflante et terrible.

Je les choisissais gros, de préférence, croyant naïvement que c’était à l’aune de leur taille que grandirait ma culture, et angoissée, déjà, à l’idée que le pavé ne « durerait pas assez longtemps ». Je les chapardais dans la bibliothèque de mes parents, suivant les conseils de cette jolie revue qu’était Je bouquine, dont les dernières pages proposaient, sous forme de Bande- Dessinée, l’incipit de classiques et à qui je dois la découverte fort précoce de Mme Bovary, Les Misérables, Vipère au Poing, Moby Dick….  Je ne comprenais pas tout (combien d’années avant de découvrir l’ironie de Flaubert !), mais j’éprouvais la force. Je relisais, pour m’imprégner. Notant des citations dans de petits carnets, pour me souvenir des vers qui m’avaient foudroyée, des phrases qui avaient fait résonner quelque compréhension mystérieuse et silencieuse en moi. Mémorisant des passages entiers, les récitant, trimballant partout avec moi le livre-phare du moment, jusqu’à ce qu’un autre m’appelle de sa voix de sirène.

Ma bibliothèque prit peu à peu deux directions : d’une part, la découverte de ces classiques que je voulais résolument tous lire car je m’étais imposé comme credo de comprendre l’histoire de la littérature dans son intégralité, et d’autre part, hérité de mon amour des contes et de mes jeux avec mon grand frère, la découverte de la fantasy, du fantastique et de la science- fiction (quoiqu’il m’ait fallu plus de temps pour apprivoiser cette dernière) et de tout ce qu’on appelle – assez dédaigneusement- la littérature populaire. Je repoussais la littérature dite contemporaine, ayant épousé l’idée, commune alors dans le milieu de la « SFFF », qu’il n’y avait là que pure nombrilisme et pauvre remue-ménage intellectuel et que l’essentiel de la modernité littéraire était contenu dans ces genres neufs. Il faut dire que mon expérience de la littérature contemporaine tenait alors dans la lecture sourcilleuse d’un Alain Robbe -Grillet, d’un Paolo Coelho (je n’ai jamais compris le succès de L’Alchimiste) et de quelques auteurs best-sellers de l’époque, dont ma mémoire a effacé le nom.

La fantasy apaisait mon besoin viscéral de trouver une prolongation aux récits merveilleux de mon enfance, ma faim d’une histoire quasi-sans fin et mon envie de voir le monde à travers des mythes, des symboles. Le fantastique me permet d’explorer la part d’ombre, de mal qui réside dans l’être humain – et qui était un des grands sujets de préoccupations de mon adolescence. La science-fiction m’a permis, plus tard, de me forger une conscience du monde et de la modernité. Je partageais ces lectures avec mon frère, qui en était souvent l’initiateur ou l’expert- conseil, ce qui achevait de parachever l’amour naturel qui me portait vers ces genres littéraires. Ces lectures avaient et ont toujours le goût de notre complicité.

Pour ce qui est des classiques, je ne jurais que par l’Antiquité (les miracles du monde grec et une certaine image de Rome, déchirée entre tumulte et rigorisme, continuent de me nourrir quotidiennement) et par le XIXe siècle, dans lequel je voyais l’âge d’or de la littérature et du monde. Je souhaitais en lire toutes les œuvres phares, pour me repaître jusqu’à l’écœurement, jouant à tracer des correspondances plus ou moins visibles entre les livres. Je lisais en monomaniaque : si « j’accrochais » à un auteur, je lisais toute son œuvre, opus mineurs compris. Il suffisait qu’un professeur, qu’un bibliothécaire, qu’un parent ou toute autre entité lectrice dont je respectais les goûts et les avis me présente cet ouvrage comme un « classique à lire absolument » pour que je le dévore dans la foulée. Je dois à ces complices littéraires des découvertes indispensables : Maupassant, Zola, Stendhal et plus tard Joyce, Woolf, Perros, Kafka…

Avec les études sont venus le goût des essais (avec une admiration toute particulière pour Maurice Blanchot et Georges Bataille) et du XXe siècle et l’extension progressive de mes références hors de la sainte trilogie France- Allemagne- Royaume Uni (avec option Rome & Grèce antique). Ayant opéré quelques jonctions entre mes siècles littéraires de prédilection et compris – ô combien partiellement, tant il est vrai qu’on apprend toujours de chaque (re)lecture- en partie la profonde originalité du XIXe siècle, j’en ai cherché les conséquences et prolongements au XXe siècle puis au XXIe siècle. En France, d’abord, puis, ne trouvant pas tout l’enthousiasme que j’y cherchais (tant il m’apparaît aujourd’hui que les auteurs essentiels ne sont pas ceux dont on parle le plus, dans les manuels comme dans les revues), aux Etats-Unis (où m’attendaient les claques Nabokov, Pynchon, De Lillo, Kerouac, Roth, McCarthy, Robbins, Eggers…) et, plus récemment, en Amérique du Sud (Bolaño, Fresan, Sabato…), en Espagne (Vila-Matas)… et retournant progressivement vers des auteurs français (Chevillard, Claro, Colin, Ferrari, Kerangal…).

Si j’ai pratiquement laissé la fantasy et le fantastique sur le bord du chemin entre temps (ne lisant plus que, par tradition, les Neil Gaiman et les Terry Pratchett qui sortent, quelques romans jeunesse à conseiller à mes élèves ou quelques auteurs ou études qui semblent sortir du lot, curieusement souvent rassemblés sous l’égide de la même excellente maison d’édition, Les Moutons Electriques), je continue à explorer – quoique de moins en moins régulièrement- la SF, plus particulièrement quand elle se fait « transgenre », et les méandres de la littérature en général, hésitant entre l’envie, toujours présente, d’entretenir une certaine vision globale de l’univers littéraire, et la quête de ce qui me semble être les évolutions de la littérature aujourd’hui, à travers les expérimentations de laquelle je lis mon besoin de voir jusqu’où je peux lire.

Je reste, paradoxalement, toujours un peu la petite fille qui sélectionnait des pavés sur les étagères, en se demandant si elle serait capable de les lire et de les comprendre. La naïveté qui précède chaque lecture et le sentiment d’enfance qui l’accompagne (vous savez, cet émerveillement et ce besoin de comprendre et d’apposer sa marque sur l’univers) me sont chers. Ce sont eux que je souhaite laisser s’exprimer à travers ces pages virtuelles. Non pas une critique érudite (d’autres s’en chargent mieux que moi), mais un apprentissage enthousiaste (et donc non dénué de candeur) de la lecture, au quotidien.

(En dehors des couvertures de livres ou de dvds, aisément identifiables, les illustrations de cet article sont respectueusement empruntées au délectable Edward Gorey et au génial John Howe)

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4 commentaires

  1. Marianne a écrit le 1-9-2011 à 22 h 44 min :

    Elle est émouvante cette déclaration d’amour à la lecture : elle me ramène à mes propres souvenirs et aussi à mon quotidien dans la médiathèque où je travaille en section jeunesse (j’adore observer le comportement des enfants avec l’objet livre) !

  2. Julie Proust Tanguy a écrit le 2-9-2011 à 6 h 05 min :

    Merci… J’imagine que tout “grand” (par la quantité, je ne prétends pas être une lectrice d’exception) lecteur a un parcours un peu similaire, entre boulimie et fascination…!
    Tu fais donc partie des inspiratrices des futures générations de grands lecteurs… Cela doit être très enrichissant de les voir s’approprier l’univers de la lecture, développer leurs préférences, leur façon de lire (autant que physique que spirituelle) !

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