Célébrer l’espace
Je n’ai pas toujours été boulimique de littérature de voyage. Une part de moi n’osait se frôler à ces nomades fascinants, envieuse déjà avant même de tourner les pages de leurs traversées et découvertes.
Ne pouvant voyager, santé désastreuse oblige, je préférais les romans pour me dépayser, la fiction me désaltérant et ne ramenant point trop à ma douloureuse impossibilité de me déplacer. Je les jalousais, ces croqueurs d’horizon, ces aventuriers au long cours, de pouvoir expérimenter de nouveaux espaces, sentir des humanités ignorées, être à cours de mots face à des paysages étrangers. Je leur convoitais leur vocabulaire aux noms exotiques, leur regard réinventé sur l’univers. Je leur enviais ces lieux où je ne pouvais mettre les pieds, de la lointaine Asie aux canyons américains, des paysages aux saveurs de beaux livres de photographie, paraissant sauvages, inaltérés, loin des codes uniformisés qui m’entouraient. Je me rêvais pirate, à l’assaut des mers les plus ignorées, ou, plus modestement, cartographe invétérée des rues de ma chère Londres, dont j’aimerais tant connaître par cœur chaque recoin…
Puis j’ai pu, moi aussi, enfin !, voyager, un peu. Je me suis précipitée sur leurs écrits, qui avaient valeur pour moi jusqu’alors de cités interdites. J’ai goûté à travers eux, parfois, ce qui fait la fascination et la saveur de mes propres voyages : la transmutation en expérience sensuelle/sensitive d’impressions littéraires et/ou imaginaires, qu’elle soit déceptive (Sylvain Tesson découvrant Oulan Bator, Mary McCarthy rectifiant le portrait romantico- enthousiaste de Venise) ou émerveillée (les splendides Venises à travers les âges de Paul Morand). Parfois c’est tout simplement le mépris de leurs corps malmenés qui m’a fascinée, alors qu’ils avalaient l’espace (les aventures de Sylvain Tesson et son comparse Alexandre Poussin, notamment), se lançant des objectifs fous (faire le tour du monde en un an, remonter l’Afrique sur la trace des premiers hommes, traverser les Himalayas d’est en ouest), comme pour justifier leur simple besoin de liberté, leur envie de s’affranchir des codes de la société quotidienne, de manger du paysage, de découvrir d’autres hommes, de renouveler leur regard sur le monde. De s’enfoncer into the wild (pour glisser dans cet article un de mes films fétiches), s’affranchissant des objets, de sa personna sociale, des poussières de « civilisation » qui nous recouvrent pour mieux se réinventer : « Le moment était venu de partir, de tourner le dos à ce siècle infernal et de s’enfoncer vers des temps plus profonds, plus sereins. » (Rob Schulteis, L’or des fous)
Dans leur voracité de se faire chair en mouvement, de confronter leur vision de la vie à celles des autres, j’ai vu un complément d’un genre littéraire découvert ces dernières années : le nature writing. C’est un beau titre – Rencontre avec l’archidruide– qui m’a fait découvrir ce genre, essentiellement publié en France par les excellentes éditions Gallmeister, où l’on célèbre l’espace en y intercalant considérations personnelles, engagement politique et réflexions philosophiques. Dans les écrits de Schulteis, Abbey, Fromm (lisez Indian Creek, ce récit dramatico- cocasse d’un jeune étudiant pensant sincèrement qu’il suffit d’avoir lu London et des récits de trappeurs pour survivre en plein hiver dans les Rocheuses), on retrouve aussi ce fantasme très occidental de la confrontation à la Nature comme lieu d’initiation, d’illumination et de révélation, cette rêverie héritée de Rousseau et Thoreau du besoin de fuite à travers les grands espaces pour mieux se réaliser et se réapproprier le temps (fuite qui peut se solder par de tragiques échecs, à l’image du splendide Sukkwan Island de David Vann), ce leitmotiv des retrouvailles avec une nature dont on aurait été douloureusement séparé, un nouvel âge d’or à dominante écologique en somme…
Je ne sais si c’est l’héritage de ces traits de la civilisation occidentale, mon propre besoin de me réclamer d’un lieu spécifique en guise de carte d’identité (la Bretagne, dont le dur changement est bien décrit dans L’homme aux semelles de vent, de Michel Le Bris, entre autres sujets abordés par ce beau livre écrit par le créateur du festival… Etonnants Voyageurs), ma soif de voyages et de perpétuelle réinvention de ma conception du monde et de la vie, mon envie de m’arracher au contexte urbain où mon travail me confine, mais me voilà passionnée par les livres de ces chantres de l’espace, ces autres me renvoyant le reflet de tout ce à quoi mon quotidien ne me donne pas accès.
Je dois m’avouer réellement fascinée par des personnes qui réinventent à mes yeux la notion de voyage et d’étendues – peut-être plus encore que par les récits de découvreurs comme Marco Polo et Jean Léry – à une époque où, sous prétexte de pouvoir le visualiser, on pense réellement posséder le monde et où le tourisme, avec ses opérations « la destination de votre choix tous frais compris », prétend vendre l’idée de voyage et oublie ses nécessaires corollaires : l’aventure et le dépaysement (comment être dépaysé si l’on exporte son mode de vie occidental avec soi ?). Quoique mes propres voyages ne m’aient, pour ainsi dire, pas confrontée à de grands espaces sauvages, j’ai toujours à cœur de m’imbiber du pays ou de la ville que je traverse. En voyage, je suis une véritable éponge : je dévore moins le paysage que je n’essaye de le ressentir. Si je n’ai pas connu jusqu’ici de véritable aventure (si ce n’est à travers des pages-sémaphores), je me suis offert de ressourçants dépaysements.
En attendant le prochain dépaysement, lire n’est qu’un mode de voyage comme un autre. Sous l’encre du voyageur (très beau livre de Gilles Lapouge), je redécouvre l’espace littéraire comme l’espace mondial. De la rencontre des deux naissent parfois d’étranges paysages mentaux, dont l’étude porte le doux nom de psychogéographie, concept particulièrement exploré par les anglosaxons ; je pense notamment à Ian Sinclair et à son splendide roman/essai London Orbital où, en parcourant à pied le périphérique que constitue la M25, il circonscrit les faces cachées, oubliées, réprimées de Londres…
Si Proust m’a offert la notion de temps, les voyageurs, les nature writer, les psychogéographes me font reconsidérer l’espace. Je vous invite alors, vous aussi, à le célébrer en lisant leurs voix. Sur ma table de chevet m’attendent encore quelques livres nomades : Mongolie, Moyen-Orient, Japon… tous à portée de page et de rêve.
Embarquer pour la Terre : photo personnelle de the Earth Scuplture, un dispositif qu’on peut admirer au Natural History Museum à Londres.
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