Lire de la poésie
J’ai passé les derniers jours plongée dans l’excellente anthologie Les poètes de la Méditerranée qui est parue il y a quelques temps chez Gallimard dans leur collection de poche poétique. J’ai toujours aimé cette collection : adolescente, j’étais fascinée par sa mise en page/mise en forme qui, avec la collection blanche ou les livres d’Actes Sud, me semblait être le summum de l’élégance. Adulte, j’y vois une des vitrines les plus visibles de la poésie, ne connaissant pas bien les éditeurs de poésie d’aujourd’hui (me viennent à l’esprit les noms d’Actes Sud, encore, José Corti, Fata Morgana, La Différence, Christian Bourgois… peu de noms croisés en librairie) mais n’aspirant, après ces retrouvailles, qu’à en découvrir davantage.
Retrouvailles ? La poésie a été mon premier amour de littérature. Enfant, j’étais fascinée par le pouvoir des mots, la façon dont les sons s’attiraient entre eux, dont les sens rebondissaient contre le sens des graphèmes dispersés sur la page. Je me récitais morceaux et monceaux de poèmes. Je vouais un culte à Prévert, Desnos et Rimbaud. J’apprenais ma langue maternelle dans les circonvolutions de nos poètes. Il y avait quelque chose de féerique dans la manière dont les mots s’appelaient, s’imbriquaient, se tordaient, se rimaient, se repoussaient… Dans la grammaire contorsionnée qu’empruntent les sonnets, j’entrevoyais les possibilités de la langue et la promesse de jeux infinis.
D’années en années, je complétais ma collection de poètes et de poèmes. J’y voyais les plus belles expressions de la vie, des reflets complices de mes sentiments, des mystères dont je devais trouver la clé, des concentrés de beauté dont les échos perduraient plus que des romans (réduits souvent, alors, à mes yeux, à des miroirs du monde dont les trames, une fois déflorées, perdaient un peu de leur force et dont le style, souvent, me semblait moins puissant qu’un beau vers blanc), dont je pouvais savourer les phrases, les succédanés de vers longtemps après que le personnage de roman, agréable fantoche m’introduisant dans le récit, ait disparu. La poésie devenait à mes yeux l’aristocratie de la littérature, le premier des genres littéraires, voire des arts. L’orgueil de ma bibliothèque. Je m’enivrais de mots, en couchais avidement sur le papier –je fus même assez téméraire pour en en publier quelques uns-, persuadée d’y trouver la plus haute expression de l’être humain, la plus intime, la plus juste, la plus forte. Le superlatif de l’Art, en somme. Bien que je dévorais alors aussi les romans et me laissais séduire par certains styles, je revenais toujours à la poésie.
Elle est peut-être associée à mes émotions littéraires les plus fortes – et sans doute les plus intimes, tant il m’a toujours semblé plus difficile de parler de l’amour que je pouvais porter à un poète que de la fascination que je pouvais avoir pour un romancier. Dans la poésie – comme dans la musique-, il semble y avoir quelque chose relevant de l’insaisissable, de l’intime.
Je n’en tire pas pour autant la conclusion – abrupte, caricaturale- que le roman parle à la raison alors que la poésie parlerait aux sentiments ou à quelque entité supérieure, que l’on nommerait, par exemple, l’âme ou l’esprit. Mais il me semble que le jeu particulier qu’elle opère sur le langage – comme, dans la musique, notre perception individuelle du caractère agréable/fort/puissant/impressionnant des sons- (r )éveille en nous quelque chose de plus intime –notre propre rapport au langage, sans doute- à la lecture, tant la poésie nous confronte, de manière plus brutale que la prose, au processus de recréation de la langue. Il y a quelque chose d’éprouvant dans la lecture de la poésie, qui ne la rend pas accessible à tous – est-ce pour cela qu’on lui accorde si peu de place dans les revues et les émissions d’aujourd’hui? Il est en effet plus facile de la réduire aux récitations, debout sur l’estrade, de l’école primaire ou de qualifier de « poétique » toute image qui, par sa qualité singulière, sort un peu de l’ordinaire, que de se confronter à l’expérience brute d’une langue mouvante qui se désengourdit de la facilité, de la poussière du quotidien.
Lire de la poésie (et les textes de grands littérateurs, en général, même si, une fois encore, le « travail » du style est plus évident/immédiat avec la poésie), c’est se recharger en amour pour sa propre langue. C’est titiller du bout de la voix ce qui est le fondement de notre être intime : le langage. C’est de redevenir un peu cet enfant qui s’émerveille de découvrir une langue toute neuve et pourtant étrangement familière.
C’est cette phase de déphasement qui en rend la lecture plus ardue et qui m’a fait délaisser mes poètes les dernières années. J’avais l’impression, en ne lisant que de la poésie, souvent, de n’être plus que des fragments de phrases, un esprit vêtu de papier, semé de ponctuations, déroulé en strophes et en rythmes inégaux, couronné d’images comme des grappes de fleurs séchées, désamarré du réel et du monde. Mais peut-être avais-je simplement trop lu le Livre de l’Intranquillité de Pessoa, dont l’œuvre fut longtemps à mon chevet…
Je l’ai donc peu à peu délaissée, n’allant plus y picorer que quelques vers, parfois, pour explorer le domaine du roman –un auteur en appelant un autre, un roman répondant par écho à un autre roman – tout en conservant l’étrange impression que certains romanciers post-modernes que je lis aspirent à être poètes. Ils écrivent des romans pour s’inscrire dans la forme littéraire qui correspond le mieux à l’époque mais il y a en eux des aspirations de poète. Je n’ai pas encore lu L’homme- alphabet de Richard Grossman ou Ward de Frédéric Werst, mais les extraits que j’ai découvert en librairie m’ont transmis cette impression, persistante, venant nourrir une autre impression tout aussi persistante, celle de la disparition, dans mon esprit, de la nécessité de classer par genre. J’ai été longtemps férue d’étiquettes : c’est une dérive assez ordinaire d’étudiante en lettres tentant de comprendre le mécanisme des genres et d’ancienne habituée du milieu de la SFFF qui aime tant essayer de circonscrire ses créations (comme le metal s’amuse à créer des sous-courants aux noms tous les plus tarabiscotés les uns que les autres). Je m’en passe de plus en plus aujourd’hui : « peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ».
Je ne sais ce qui m’a poussée l’autre jour à m’emparer de l’anthologie Les poètes de la Méditerranée. Peut-être l’attrait des couleurs nourricières du tableau de Nicolas de Staël qui orne en partie la couverture. Peut-être le titre appétissant : y aurait-il, hors le centre géographique, quelque chose de commun à ces poètes de cultures si différentes ? Les premières pages – avec l’amusement perpétuel de comparer le texte originel et sa traduction en français, le jeu de retrouver les racines gréco-latines dans ces vers inconnus et le regret, perpétuel, de ne pouvoir embrasser toutes les langues afin de réellement comprendre le travail poétique de chacun des écrivains présents dans l’anthologie- m’ont fait l’effet d’une véritable rééducation à la lecture. J’avais l’esprit engourdi de tant de prose, même moderne. Je redécouvrais la joie, poème après poème, de surprendre mon esprit habitué à trop de schémas. Dans un univers moderne où tout semble toujours aller de soi – logique sans logique qui me révolte au quotidien- et où le réel et la fiction se boursouflent l’un l’autre, je redécouvrais le plaisir d’une résistance de la langue, plus encore que dans la lecture de la prose (postmoderne ou non). Pas seulement la ténacité d’un sens qui résiste, d’un style qui fracasse les sens, mais la possibilité de goûter le miel aride d’une langue qui travaille, sans contingence narrative ou sans souci de déconstruire la matière romanesque. Le retour à une sorte d’expérience matricielle, à un émerveillement enfantin, goulu, avide de renouveau. Une certaine idée « pure » de la littérature.
Il y a bien évidemment une matière commune à ces poètes méditerranéens, les saveurs et les sons d’un paysage typique, des drames humains qui se retrouvent d’un poème à l’autre, une certaine musique comme mode de vie… Mais, au-delà de ce terreau partagé, j’ai surtout été touchée par le travail de ces cinq alphabets, de ces dix-sept langues, de ces vingt quatre créateurs de vers libres qui ont renouvelé la joie de ma langue et la traduction du monde en singulier(s) poème(s).
Je vous recopie, en guise d’incitation, un extrait du Laocoon de Vasco Graça Moura :
j’ai un jour demandé comment mettre le monde
dans un poème, je ne l’ai pas appris, et pendant des années
je n’ai pas su si quelqu’un pouvait me répondre.
mais aujourd’hui je comprends mieux mes doutes :ce n’est qu’au temps d’homère que le monde
tenait dans quelques vers, ensuite il n’y eut plus
cette coïncidence fulgurante
qui faisait entrer le réel à l’intérieur des motsen un rythme inaugural du son et du sens
martelant la plaque ductile de la mémoire
sur l’enclume sonore au timbre rocailleux, sophia savait cela
c’est pour cette raison, peut-être, que virgile moribond voulut déchirer son poème.les mythes sont peu à peu devenus simple littérature
et la littérature un regard extérieur sur des fragments barbares et
nostalgiques des baumes et des dieux.
c’est dans la douleur de l’impossible retour que, parfois,nous croyons retrouver le bouclier d’achille,
en le confondant avec la face de la méduse ; nous découvrons le temps
de ce côté-ci de l’éternité et ne sommes pas innocents,
même en doutant des grecs, même en les redoutant.[…]
mais dans notre poème
nous ne mettons qu’amertume et souffrance,des escaliers de verbe et de vent, le souffle fallacieux de l’histoire
au milieu de l’écume, du creux des hautes vagues, tout nous
empêchant d’attraper le monde, de toucher,
comme homère le montra, sa sauvage fraîcheur.(Traduction de Michelle Guidicelli)
Nul doute que, les prochains temps, je déposerai sur ce blog mes impressions de lectures sur des créateurs d’escaliers de verbe et de vent
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