Lire la fantasy
Longtemps, j’ai vécu à travers les contes. Les princesses, les gnomes, les malédictions, les destins tragiques m’étaient aussi réels que les voitures, le changement des saisons ou les hommes politiques dont les adultes commentaient les paroles, le soir, au repas. Je ne voyais –jolie naïveté de l’enfance- pas en quoi le monde difforme et obscur que servait le journal télévisé aurait été plus « réel », « intéressant », que celui que m’offraient les contes. Après tout, sous des détours de phrases différents, il n’y avait là que les mêmes recettes d’histoires à succès : contes de morts, d’amour, de pouvoir, déclinés au fil des jours et des « percées » journalistiques.
J’ai grandi, quelque peu. Mais la fantasy – ce fantasme fantôme bien anglais pour lequel le français, langue par trop analytique, ne connaît pas d’équivalent- a poursuivi pour moi le travail des contes et a façonné ma sensibilité de littéraire tant elle est (et restera pour moi, quand elle est juste) une littérature affichant ouvertement les fondements de ce qu’est la littérature : un processus de (re)création d’un monde et/ou d’une langue. Si, aujourd’hui, je ne cherche plus nécessairement dans le roman un « miroir » stendhalien, la fantasy m’a éveillée, enfant puis adolescente, au processus de création littéraire.
J’y ai d’abord trouvé le prolongement naturel de mes chimères enfantines (prolongement d’autant plus réel que j’ai d’abord entendu, sous les mots et commentaires passionnés de ce tuteur en lectures fabuleuses que fut mon grand frère, l’œuvre de Tolkien avant de la lire). A travers Narnia, les Terres du Milieu, la forêt des Mythagos, Pern ou le Disque-Monde, il me semblait lire la version adulte (et donc « juste » ?) de mes rêveries et comme une approbation, un adoubement à ces terres d’élection. Ainsi, on pouvait, adulte, continuer à rêver de pirates, d’elfes, d’aventures et de nobles et épiques émotions ? On pouvait s’inventer des mondes où la magie, fait quotidien, continuait à tisser des mythes et à chercher, à travers l’obscurité du langage, les racines et les sentiments primordiaux de l’homme ? Lisant l’œuvre somptueuse de Robert Holdstock, qui redonne ses lettres de noblesses au Mythe, me laissant emporter par la quête bouleversante de Frodo, portant à son cou, trop visible, la part d’ombre et d’épreuve que chacun nourrit en ses tréfonds, je retrouvais, sous d’autres mots, d’autres tonalités, d’autres univers à apprivoiser, le message qui coulait, miel sombre, à travers les contes et légendes lus dans mes premières années, et abreuvait mes valeurs personnelles.
J’ai conscience qu’en posant ces mots j’incarne un peu la caricature (quand je me préfèrerais archétype…) du lecteur de fantasy, réduit par notre société cynique (redoutant la puissance confondante de l’enfance au moins autant qu’elle fut adorée par l’époque victorienne) à n’être qu’un doux et naïf idéaliste ; mais il me semble que cette notion d’enfance fait intégralement partie du lecteur de fantasy en ce que le mécanisme (je n’ose dire : l’effort) d’imagination, de dépaysement qu’offre un univers imaginaire bien construit est comparable à celui que connaît un enfant qui, oublieux du monde, fait pousser autour de lui châteaux de nuages et ennemis de fumée. La fantasy m’a véritablement rendue consciente, jeune, du formidable pouvoir d’abstraction que propose n’importe quel livre, si bien que je souris toujours, amusée, quand quelqu’un me rétorque qu’il lui est impossible de lire Tolkien car l’ensemble lui semble trop irréel : quoi de plus irréel que l’assemblage de mots qu’est une production littéraire, qu’on l’estampille « réaliste » ou « fantastique » ?
Au plaisir du dépaysement s’ajoutait celui d’une histoire sans fin : dans la notion de cycle, chère à la fantasy, je retrouvais le plaisir des feuilletons lus, enfant, dans des revues pour la jeunesse, ou celui de découvrir, en rentrant de l’école, la suite du livre laissé à regret, inachevé, sur la table de chevet le matin. Même si je ne doute pas que ce processus de cycle soit également en grande partie lié à l’envie, pour l’auteur, d’exploiter le plus longtemps possible ce monde dont il a si laborieusement accouché, j’y retrouve un phénomène que comprendra n’importe quelle personne suspendue aux dérives de tel ou tel personnage de série télévisée : le bonheur (boulimique, vorace) de s’approprier, non plus sur un unique et toujours trop mince volume, mais sur une longue période, des personnages et des terres élues par mon coeur.
Plaisir de ré-interprétation de l’enfance, plaisir d’appropriation du livre dans sa longueur (et non ses longueurs…), la fantasy a également accompagné, avec la poésie, mon plaisir de plonger, en apnée, dans la beauté de la langue. Mon maître en la matière fut bien évidemment Tolkien : je revois encore cet été ébloui, en Bretagne, où mes terres si chères et la rumeur envoûtante de l’océan disparaissaient totalement sous le grondement épique, shakespearien, de la langue de Tolkien et où, plongeant dans l’édition, prêtée, puis offerte par mon frère dans un geste dont la générosité, aujourd’hui encore, me bouleverse, suivant, entre deux sanglots exaltés, Sam (le vrai héros de l’histoire à mes yeux), Gandalf et les autres, je me perdais dans des mots que je suis encore aujourd’hui capable de réciter et qui me semblaient aussi puissants que les poèmes de Rimbaud chèrement appris ou les tirades de mon bien-aimé Cyrano. L’elfique, autant que le style de Tolkien, me ravissaient. Apprenant plus tard que Tolkien avait d’abord inventé ses langues imaginaires avant de se décider à leur offrir une mythologie, un cadre pour les faire vivre, il m’a semblé découvrir là les fondements de la littérature : savoir se créer une langue avant même de prétendre à des histoires, des personnages, des lieux. Et bien que j’aie dévoré, depuis, une grande partie de ses histoires et de ses carnets de création, me ravit encore et toujours, presque plus que cet univers plus que réel qu’il a créé et dans lequel j’aime à me promener, lectrice et rôliste, la beauté de la langue, ses langueurs comme ses sécheresses. La version originale surpasse, bien entendu, la traduction (le français étant bien incapable de rendre la grâce et la force des trouvailles épiques, nobles et rocailleuses de Tolkien), mais je reste fidèle à ce premier éblouissement et à son goût d’enfance.
J’ai donc suivi avec passion l’avancée de la fantasy vers sa modernité, son passage de la sword & sorcery à un style plus (psychologiquement) mature, d’une aventure très donjon & dragonesque où boules de feu et barbares fleurissent au fil des pages à une littérature-monde construite, citant ses sources (ainsi les univers de David Eddings ou Robert Jordan, véritables relectures des classiques de la fantasy), détournant ses codes (Tad Williams détruisant l’image sanctifiée de la pure princesse dans l’Arcane des Epées, Robin Hobb s’acharnant sur son héros, trouble obscur, dans L’Assassin Royal, Georges RR Martin retardant l’entrée de la magie dans Le trône de fer, Stephen Donaldson corrompant la pureté originelle de l’univers de fantasy dans ses Chroniques de Thomas l’incrédule…), se réinventant sans cesse – n’est-ce pas le propre de la littérature ?
J’ai lu, avec le même enthousiasme, d’excellents essais donnant ses titres littéraires à une littérature les ayant déjà gagné depuis belle lurette à mes yeux, cherché ses sources à travers la matière de Bretagne et les mythes, acquiescé aux propos d’André -François Ruaud (Cartographie du monde merveilleux, en folio SF, propose un court essai sur le genre et une bibliographie indispensable) ou de Jacques Goimard, ce « Gilles Deleuze des mondes parallèles, le Jacques Lacan des Super-Héros, le Pierre Bourdieu du décloisonnement des genres, le Roland Barthes des mythologies futures » (sa Critique de la fantasy et du merveilleux est un sommet du genre), critiques dont je recommande volontiers la lecture aux mauvaises fois hurlant sur les toits que la fantasy n’est pas de la littérature.
Restent inégalés, à mes yeux, quelques maîtres : Tolkien, bien sûr, Robert Holdstock et ses terribles Mythagos (auxquels je consacrerai une longue critique, un jour, en ces pages), Guy Gavriel Kay et ses bifurcations historiques (ainsi, mon roman préféré, Tigane, reformule-t-il l’Italie de la Renaissance pour mieux nous amener, à travers ses diverses histoires, à réfléchir sur la mémoire et l’oubli) , Terry Pratchett et son univers foutraque, irrévérencieux et si bien pensé et construit (découvrez, si ce n’est fait, son génial Disque-Monde : Trois soeurcières ou Mortimer sont des piliers idéaux pour rentrer dans son œuvre), Neil Gaiman et sa façon de distordre doucereusement la mythologie (pour vous en convaincre, il faut lire American Gods ou son dernier opus pour la jeunesse, L’étrange vie de Nobody Owens, qui relit Le livre de la jungle, ou, encore et surtout, ce prodigieux comics qu’est Sandman), Orson Scott Card et sa réinvention du conte (superbe Enchantement) ou de la notion d’initiation (Alvin le Faiseur)… Si certains auteurs français gagnent mes suffrages – je pense à Fabrice Colin, bien évidemment, ou à des auteurs comme Jérôme Noirez, dont il faut lire les sublimissimes Leçons d’un monde fluctuant-, il me faut avouer être plus fidèle aux anglo-saxons, dont la langue, moins cartésienne et rigide, me semble davantage savoir cueillir les flottements entre quotidien et merveilleux propres à la fantasy urbaine (Terri Windling ou Charles de Lint, que j’ai eu l’occasion d’évoquer ici, en seraient les chantres), glisser vers la Faërie ou le Mythe (je pense ici au remarquable John Crowley et Holdstock, forcément), ou encore « donner à voir en apparence » (tel est le sens premier du grec phantasein) les cartes de mondes flottants et les épopées qui s’y rattachent.
Si je lis peu de fantasy aujourd’hui, agacée de voir combien elle compte ses propres Galvada galvaudant les racines du genre et se contentant de re-sucées aigres de succès d’autrefois, une part de moi reste fidèle à ses épopées d’or et de vent, consciente qu’elles ont contribué à forger la lectrice (boulimique, vorace, exigeante – essayez un peu de faire lire à une fanatique de jeu de rôle un roman mal construit…) que je suis.
Je conterai, dans d’autres articles, mes deux autres amours « imaginaires » : le fantastique et la science-fiction.
9 commentaires
Tant de noms et de titres que tu m’as conseillés, que j’ai parcourus avec délectation ou que je garde dans un coin de mon esprit avec le projet futur de les découvrir !!!
Et un sentiment semblable au tien lorsque j’ai lu… Que dis-je… Dévoré les trois tomes du Seigneur des Anneaux, nichée dans les mansardes de la maison normande de mes parents, par un bel été de ma jeunesse… Même admiration face au monde créé par Tolkien, mêmes pleurs versés sur la mort de Gandalf ou l’abnégation de Sam.
Je ne parle même pas de Pratchett : tu sais à quel point je suis fan !!!
Grand sourire à tout ceci… Tu sais que ma bibliothèque t’est toujours ouverte… et tu sais que je sais que tu sais ;-)
Très beau plaidoyer pour la fantasy ! De quoi, franchement, convaincre n’importe quel profane en la matière. Je reconnais quelques noms, ayant été fureté par ici, Tolkien, Pratchett (que je n’ai pas encore lu mais qu’on m’a vivement conseillé)…
Tu fais allusion à l’histoire sans fin, livre pour lequel, très jeune, j’avais fait quasi une nuit blanche à le lire à la lueur de la pile électrique… Un bon souvenir de lecture !
J’aurais rajouté (mais c’est sans doute un livre transgenre) : la cité des saints et des fous de Jeff Vandermeer, subtil patchwork dont le personnage principale, Ambregris, est une ville… Un livre écrit dans un mélange de “Borges, de Lovecraft et de Kafka” (Cafard Cosmique).
Il y a une très bonne critique chez le Cafard Cosmique (http://www.cafardcosmique.com/La-Cite-des-Saints-et-des-Fous-de) qui lui a attribué un prix en 2007
Tout d’abord, merci, de ton passage et de ton commentaire.
Tu as lu l’Histoire sans fin comme le petit garçon du livre et du film alors… J’avais vu la première adaptation au cinéma, avant de me précipiter au CDI pour l’emprunter et le lire d’une traite, jusque tard dans la nuit (avec une réserve de pommes, que je rationnais, pour tenir toute l’aventure).
J’ai lu le Vandermeer (incitée par la critique du -défunt, hélas- Cafard, site auquel je dois la découverte de tout un tas de livres aussi bizarres que fascinants) à sa parution, et il est plus transfictionnel que fantasy pour moi, effectivement -comme tous les livres de cette excellente collection de Calmann-Lévy, dont j’aime tant le nom (les choix littéraires, le design…) : Interstices.
Tu me fais penser qu’il faudra que je consacre un article aux transfictions, puisque c’est de plus en plus vers elles que je me tourne quand j’ai besoin de retourner à mes premiers amours SFFF… et me donnes envie d’aller extirper La cité… de son étagère pour le relire prochainement et en faire la critique !
Je découvre ce blog grâce à l’article dans Le Magazine Littéraire. J’aime beaucoup la fantasy, je ne peux donc qu’être conquise par cet article ! Je n’ai encore jamais lu Le parlement des fées… une référence apparemment à ne pas manquer !
N’hésitez pas à me faire part de vos impressions de lecture sur Crowley… C’est un style très riche et prenant et un univers assez fascinant, qui change de la fantasy classique !
dernier arrêt avant la nuit — il est bon de lire une telle déclaration d’amour aux livres avant d’aller s’enrêvailler.
Je le mets de côté, ce texte, pour le partager. Le souffle aventureux — c’est un comme un virus, qui donne envie d’épopées imaginaires.
Une carte suffit : je voyais une jeune fille ouvrir pour la première fois The Lord of The Rings dans une petite librairie avec coin lecture, elle est restée scotchée sur la carte. L’esprit se projette : ici des montagnes, là un dragon, des noms et des noms inconnus ou à moitié-légendaires… l’esprit semble ouvrir un chapitre neuf pour toute carte nouvelle qu’on lui présente,
le coup de génie de Tolkien aura été d’en dessiner une aussi fantastique, justement.
Complètement d’accord ! Cette carte ne cesse de me faire rêver – et a été le point de départ de nombreux scénarios de jeux de rôle (qu’inventer pour ce coin obscur, là…). Je me souviens d’un numéro de Dragon Magazine (on ne se moque pas !), un spécial Tolkien je crois, qui montrait l’évolution de la carte des Terres du Milieu qui devaient, petit à petit, se transformer en Eurasie. The Shire devenait clairement l’Angleterre qu’on imagine derrière la description si british des moeurs des hobbits…