De Litteris

15-5-2012

Lire le fantastique

Avec l’amour de la fantasy a grandi celui du fantastique : les légendes (bretonnes) m’invitaient à passer la frontière étroite séparant les deux genres. Je naviguais indifféremment du merveilleux au frisson, de l’éblouissante à l’inquiétante étrangeté, épinglant sur mes étagères les récits comme autant de papillons à l’éclatante lumière ou aux ombres terribles.

Délaissant les fées, je scrutais les fantômes : êtres d’éther, ils exprimaient chacun un rapport aigu au temps, les premières l’instant présent cristallisé, l’éternité dans un corps frêle, les seconds la mort dans sa durée lancinante, le rappel incessant de la brièveté de la vie. Peu m’importait, finalement, que les brumes s’irisent ou se glacent, ces entités surnaturelles répondaient à mon besoin d’Autre, que cet au-delà soit celui du réel, de l’espace ou du temps.

L’adolescente a vu, à travers le fantastique, l’occasion d’éprouver ses limites : si j’appréciais toujours autant le fantastique de suggestion, les atmosphères étouffantes propres aux maisons hantées ou aux suspicions spectrales – je me rappelle de belles insomnies, le corps figé par la peur, les mains crispées, tordues, sur Le Tour d’Ecrou d’Henry James, mon « livre fantôme » préféré, ou de moments de terreur absolue en lisant, puis regardant, Shining de Stephen King et son adaptation par Kubrick-, si je goûtais l’ironie mordante d’un Maupassant (apprenant par cœur A une morte, qui reste ma nouvelle préférée de cet auteur, tant pour la description organique du cimetière que pour le spectacle terrible et vilainement humain de ce qui s’y déroule de nuit), les folies extraordinaires de Poe… Je découvrais aussi les horreurs quotidiennes de King, les livres sanglants de Clive Barker, la sensualité vénéneuse et les âmes troubles de Rice, les contes glacés de Poppy Z. Brite, les chairs-univers de Brussolo… Dans ces univers où le quotidien se distord et s’endiable, je sondais les labyrinthes de l’âme humaine, ses impossibilités, les bifurcations possibles de ce qui pouvait me sembler « réel », « vrai », « juste ». A travers mes explorations horrifiques, je lisais, incarnées en textes, les cicatrices et les failles de l’être humain : qu’il soit personnifié par l’ombre menaçante de Dracula, personnage absent –le Comte n’a pas de voix narrative- et trop présent de l’œuvre de Stoker, par la silhouette distordue de Frankenstein, homme-puzzle à l’âme, à l’identité et à la raison d’être incertaine, par les noirceurs de l’humanité telles que les traquait Dan Simmons, par des enquêtes avec Carnacki ou Dickson, par une diablerie agitée ou quelque autre excroissance gothique ou gore, le fantastique m’était « apprentissage » de la question du Mal et celle, presque jumelle, de l’Impossible.

Fascinée par les gouffres nauséabonds, je me perdais avec autant de délices dans les explorations infinies de Borgès ou, plus tard, de La Maison des Feuilles, les distorsions narratives de Christopher Priest ou les relectures de Tim Powers, trouvant là d’autres raisons d’interroger les limites de ma raison et de ma représentation du monde, et ne comprenant pas comment ce genre littéraire, poussant à la remise en question de nos certitudes et de nos habitudes, puisse être autant méprisé autour de moi. Pour l’adolescente en quête de repères que j’étais, le fantastique était éducation de la recherche des frontières de l’identité humaine et du réel qui l’abritait, au même titre que les classiques, que je dévorais avec le même plaisir – découvrant parfois, avec joie, que certains se frottaient, sous prétexte de pastiche, aux codes de ces récits fétiches (délicieux Northanger Abbey de Jane Austen !). Je pourrais citer, en parallèle, moult séries ou films (X-Files et sa mythologie, l’horreur organique des films de Cronenberg, l’inquiétude poétique des Kaiju Eiga, le grand-guignol des premiers films de Peter Jackson, ma tendresse pour les films de Dario Argento, ma terreur face au Kaïro de Kurosawa…), qui jouaient le même rôle à mes yeux, et le jouent encore, quoique de façon amoindrie, tant la plupart des films étiquetés “fantastique” aujourd’hui jouent d’une surenchère de sursauts, de monstruosité, perdant de cette subtilité pernicieuse ou de cette atmosphère étranglante qui fait le lit de mes films fétiches – combien de variations de vampires adulescents pour un seul Nosferatu ?

Le fantastique fut aussi pour moi apprentissage littéraire : tant d’une certaine forme de texte, la nouvelle, territoire de prédilection du fantastique, que pour ses jeux de distorsion du récit et de la langue. Métaphores kafkaïennes prenant vie, glissements poétiques de Boris Vian, absurdité des textes James Thurber ou Frederic Brown, singularités des textes de Christopher Priest, paradoxes assumés de Marcel Aymé… Le fantastique se faisait rhétorique de l’excès, grammaire de l’insolite, leçon de style autant qu’art de (ra)conter. J’ai appris à guetter ces petits moments où la langue tremble, se fait imprécise, glisse et fait basculer, tant le récit que l’esprit de son lecteur, à apprécier le moment où la narration s’embrume pour mieux laisser entraîner l’improbable et étire ses tensions internes pour mieux éclater en cri d’effroi.

Un nom flotte au-dessus des autres dans ce panthéon littéraire, nom qui incarne à mes yeux la quintessence du genre : Lovecraft. Ses horreurs cosmiques, son impossibilité à traduire dans le langage articulé la terreur extrême qu’inspirent ses monstres, son vocabulaire contorsionné –je lui dois un amour inespéré pour l’adjectif « squameux »-, ses jeux de négation induisant, dans la description, un effet de flottement perturbant le lecteur qui tente de s’approprier l’image par tout ce qu’elle n’est pas, ses livres maudits, son panthéon impossible, son exploration du merveilleux et de l’inconscient sous l’égide des méconnus Lord Dunsany et Arthur Machen, son recours à la folie comme conclusion ultime à la saveur du monde, ses distorsions de nos mythes en faveur de l’excroissance des siens… Bref, son univers à la construction si riche et tentaculaire qu’il en parviendrait presque à remplacer notre perception ordinaire du monde, sa façon de faire du lecteur un détective d’une horreur à laquelle il est impossible de se résoudre mais qui déploie en nous des germes de fascination persistante… Tout cela a façonné et façonne encore durablement mon imaginaire de lectrice – mais aussi de joueuse avide de parties d’Horreur à Arkham ou de L’Appel de Cthulhu.

A ceux qui ne connaîtraient pas encore le maître de Providence, je ne peux qu’en recommander l’exploration : Les montagnes hallucinées, L’abomination de Dunwich, ou La couleur tombée du ciel raviront les amateurs d’ombre, La quête de Kadath l’inconnue ceux qui préfèrent explorer les brumes du rêve.

S’il me fallait, à l’issue de ces quelques impressions, partager la liste d’une micro-bibliothèque idéale, outre Lovecraft (et trois excellents livres qui lui sont consacrés : HPL de Roland C. Wwagner, uchronie sur la vie de l’auteur, Moi, Howard Phillips Lovecraft, de Jacky Ferjault, autobiographie imaginaire conçue à partir de la volumineuse correspondance de ce cher HPL, et Les nombreuses vies de Cthulhu, de Patrick Marcel, géniale et touffue analyse du panthéon lovecraftien, à travers sa figure la plus connue ; je déconseille avec virulence et indignation le livre de Houellebecq, au fond peu intéressant), outre les classiques fondateurs (Dracula, Carmilla, Frankenstein, Le Moine, Le horla, Dr Jekyll et Mister Hyde, Le golem, Le portrait de Dorian Gray, les œuvres intégrales de Poe, Kafka, Borges, Cortazar…) et les recueils de légendes (avec une prédilection particulière pour Anatole Le Braz et Claude Seignolle), mes choix se porteraient sur :

Le tour d’écrou, Henry James : ceux qui ont vu le très beau Les Autres d’Amenabar reconnaîtront sans doute le canevas… Une jeune gouvernante est chargée de veiller sur deux enfants en apparence parfaits, mais à la nature trouble. Elle découvre peu à peu qu’ils sont les jouets d’étranges apparitions. Ce récit flottant et pernicieux est à mes yeux l’une des plus belles œuvres fantomatiques qui soit. Un classique… peut-être méconnu ?

Le poids de son regard, Tim Powers : et si les grands écrivains (Keats, Byron, Shelley) étaient les victimes, non pas de Muses éthérées, mais de Lamies, vampires vengeresses… ? Une belle relecture de la destinée des poètes romantiques anglais.

Malpertuis, Jean Ray : se sentant proche de la mort, le vieux Cassave convoque sa famille pour poser les conditions de son héritage. Quelle énigme dissimule Malpertuis, demeure aussi terrible que ses possibles propriétaires ?

Serpentine, Mélanie Fazi (et tous ses autres livres) : le premier recueil d’une novelliste de talent, dont la langue musicale et sensible, tisse avec justesse des éclats de brume, des ricanements de mort.

– Le cycle de La comédie inhumaine, de Michel Pagel : trempez Zola dans de la sauce fantastique et vous obtiendrez une généalogie de l’horreur et de l’immoralité on ne peut plus réjouissante !

L’échiquier du mal, Dan Simmons : imaginons que certaines personnes soient des « vampires psychiques », capables de vous déplacer comme un pion sur un échiquier pervers… Imaginons qu’un rescapé des camps se souvienne du viol mental qu’il a subi et qu’il se mette en quête de ses tortionnaires… On obtiendrait alors un thriller interrogeant les origines de la violence et son caractère indissociable de l’humanité et la volonté de puissance qui hante certains hommes.

Le syndrôme du scaphandrier, Serge Brussolo : auteur prolifique, Brussolo tresse des univers souvent déconcertants, parfois glauques à souhait (Boulevard des banquises, Portrait du diable en chapeau melon), parfois simplement onirique, comme ce roman. Là encore, petit exercice d’imagination : si vous pouviez rapporter un objet de vos rêves, celui-ci serait-il une œuvre d’art ? Est-il possible de vivre (littéralement) dans ses rêves ?

Entretien avec un vampire, Anne Rice : un choix fort classique, certes, mais Anne Rice a dépoussiéré la littérature vampirique et ce premier tome de sa saga des Vampires est fort réussi. Quand le vampire, ce tueur avide, cette ombre cruelle incarnant la danse infernale d’Eros et de Thanatos, prend âme et se confesse…

Ghost Story, Peter Straub : un splendide hommage au genre de la ghost story ! Les membres de la Chowder Society se réunissent pour se raconter des histoires autour d’un bon repas. A la mort d’un des leurs, les histoires de fantômes semblent prendre le pas… peut-être pour exorciser la mort d’une femme-poison ?

Sandman, Neil Gaiman : une série de comics, pour finir, même si j’aurais pu citer les (excellents) romans de l’auteur ; mais Sandman reste son chef d’œuvre à mes yeux. Gaiman y retrace toute une mythologie où l’on suit les interventions du Maître des Rêves et de ses frères et sœurs, les Eternels, incarnations anthropomorphiques de concepts trop humains (le Désir, la Mort, le Destin…), dans nos pauvres vies… Construction brillante, contes prenant, univers graphique varié… Bonheur et admiration à toutes les pages.

Puisse Cthulhu vous accompagner dans ces lectures terrifiantes et stimulantes ! Et si par malchance les livres que je viens de citer vous sont déjà familiers, une dernière suggestion : L’Atlas des brumes et des ombres (folio SF) de Patrick Marcel est une bonne bibliographie commentée pour un début de bibliothèque idéale.

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2 commentaires

  1. Morgan a écrit le 15-5-2012 à 18 h 58 min :

    En comics, à ajouter à Sandman, il manque Hellboy de Mike Mignola, et sa suite BPRD, qui possède lui aussi un panthéon d’inspiration Lovecraftienne. Ces bulles fantastiques sont de plus servies par un style graphique qui, par sa grande utilisation de noir pur, renvoie au principe du Maître HP : l’impossibilité de décrire l’indiscernable. Tentaculesque…

  2. Julie Proust Tanguy a écrit le 15-5-2012 à 19 h 00 min :

    La liste n’est évidemment pas exhaustive (je m’en voudrais, sinon, de ne pas parler du grand Alan Moore !), mais merci de prolonger le débat dans les commentaires par une suggestion aussi délicieuse ! :-)

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