Fabrice Colin
Cet auteur a accompagné les différentes étapes de ma « carrière » de lectrice.
Je l’ai découvert à travers ses premières œuvres chez Mnémos puis Bragelonne quand je dévorais tout ce que je trouvais en fantasy & fantastique. Il était assez facile de se laisser séduire par ces œuvres bien rythmées (on sent l’influence du jeu de rôle dans ses scénarios soigneusement dosés), aux univers assez prenants et denses (une idée par page), frais et agréables à lire. Quelque chose de rebondissant et de séduisant à la fois, avec des thèmes aussi variés qu’obsessionnels (déjà). De ses hautes doses de divertissement ressortait déjà le cycle d’Arcadia, une belle incursion chez les Préraphaélites en forme de lent glissement vers un autre pan de la réalité. Il y avait là une beauté gracile et délicate qui m’avait autant surprise que séduite, bien plus que les Winterheim (à part peut-être le troisième opus, qui introduisant cette même oscillation qui m’avait tant plu dans Arcadia), Vengeance (petit exercice souffrant d’un flagrant manque de conviction) et autres Confession d’un automate mangeur d’opium, qui, avec le recul, me paraissent presque plus des mises en bouche, des expérimentations sur sa capacité à renouveler à grands bouillonnements ses thèmes de prédilections, de jolies gammes pour préparer le canevas de l’œuvre à venir.
Je suis retombée sur sa plume quand je suis allée voir par curiosité comment les auteurs jeunesse préparaient le terrain à ce que dévoreraient plus tard les adolescents. Elle remplissait les rayons de la collection Autres Mondes, chez Mango, dont le parti pris est de mettre la SF à la portée des adolescents, puis elle s’est étendue à d’autres éditeurs, mais avec ce qui me semblait être la même ambition : contenter le gamin, l’adolescent qu’il avait été (et son lecteur adulte avec lui), en faisant joujou avec les codes des genres, s’amusant à ébouriffer les topoï de la SFFF, s’en appropriant les images les plus emblématiques (la sorcière, le vampire, l’invasion martienne, la fin du monde, le monde virtuel, les mythes de la Table Ronde, les nanotechnologies, les dragons, Peter Pan…) avec plaisir, jouant de cette facilité d’écriture qu’il a développé à grands coups de jeu de rôle et de fantasy. On retrouve cet art du conteur qui est si agréable et ce jeu de clins d’œil qui invite à découvrir les plis de la littérature.
Parfois, Colin s’autorise même de petits jeux post-modernes, qui, au vu des critiques lues ça et là, décontenancent de nombreux lecteurs et nombreuses lectrices de la blogosphère : si la Saga Mendelson ne met pas en scène une famille juive ayant réellement existé et vécu une destinée extraordinaire entrelacée à tous les évènements-phares du XXe siècle, elle est bien un habile tour de magie littéraire où l’auteur Colin réinvente le narrateur Fabrice et s’amuse à s’infiltrer dans les brèches ouvertes de la réalité pour y fixer des patchs de récit, mêlant adroitement documents historiques reconstitués et genres littéraires multiples (journaux intimes, revues, récit, interview, lettres…) pour mieux en tirer un effet de réel assez saisissant. De même, s’il est tentant d’imaginer que le narrateur de La vie extraordinaire des gens ordinaires ait vraiment reçu ce si joli manuscrit si plein de rires, de larmes, de rêve, de sang, de vie enfin !, il n’en est rien. Rien qu’un petit jeu, qui démultiplie la puissance évocatoire de ces savoureuses nouvelles qui scintillent et se font des échos miniatures des thèmes centraux dans l’œuvre de Colin, comme la puissance de l’art et du rêve, aptes à transcender la réalité.
Je doute toutefois que les lecteurs pensent que le personnage principal du Syndrôme Godzilla existe réellement : c’est peut-être l’œuvre pour « jeunes adultes » qui me séduit le plus chez Colin, tant on a rarement – à mes yeux tout du moins- réussi à aussi bien saisir le trouble permanent qu’est l’adolescence, ses mutations, son intériorisation des fracas qui lui parviennent de « l’extérieur ».
Si ses autres productions me sont toujours sympathiques et avivent en moi ce trait presque reptilien qu’est le symptôme du « je veux la suite/la fin » (impossible ainsi de décrocher du diptyque La malédiction d’Old Haven/Le maître des Dragons ou de l’agréable et récent Bal de givre à New York, quoique j’ai hélas ! vu venir la fin de trop loin), je n’aime jamais autant les œuvres de Colin que quand elles réussissent à apporter, au delà d’un récit distrayant, de personnages souvent très attachants ou de jolies idées à ruminer, un peu de littérature, au sens le plus noble, aux adolescents. Pas seulement un joli jeu de références (j’imagine le plaisir qu’il a pu avoir, notamment, à se réapproprier le personnage de Sherlock Holmes dans sa saga des Etranges sœurs Wilcox, ou à réinventer la mythique architecture de New York, dans Bal de Givre…), pas seulement une plume efficace qui sait brillamment distiller atmosphère et traits de caractères des personnages et qui a un véritable sens du rythme du récit… Mais une expérience littéraire, une apprentissage des forces du texte, non seulement à travers les thèmes abordés, mais dans la construction même du récit et du style.
C’est ce versant que je prise le plus chez Fabrice Colin. On le voit se dessiner de plus en plus dans le beau recueil rétrospectif Comme des fantômes – récits sauvés du feu : à travers cette pléiade de nouvelles, vous verrez le portrait d’un amoureux des mots. Alors que je cherchais de nouvelles matières à réflexions sur les littératures transgenres (fatiguée de lire de la SF trop hard et de la littérature « blanche » trop vide), j’ai trouvé et dévoré avec avidité ses romans chez l’Atalante, puis Au Diable Vauvert, Inculte, ses nouvelles aux Moutons Electriques… et ses scénarios de BD (plus particulièrement le sublime World Trade Angel et l’étrangement personnel Nowhere Island). J’y ai trouvé une belle vision de la littérature, un art de la déconstruction du texte et du matériel romanesque, un travail obsessionnel sur la mémoire et l’art qui m’a ravie (au sens étymologique, « capturée », comme sentimental). Ce ne sont hélas pas les livres dont on parle le plus (un peu éclipsés qu’ils sont par l’abondante production jeunesse de Colin ou tout simplement par le fait que ce genre de livres exigeants ne rameute hélas pas les foules, au contraire des copies prémâchées émises par les Galvada, Levy & co) et pourtant : ils sont à mes yeux la quintessence de l’œuvre de Colin. Ses moments de sincérité absolue, dominés par une poignante nécessité d’écrire
Je ne m’attarde pas sur Sunk, délire jubilatoire co-écrit avec David Calvo, auquel je compte consacrer une monographie tant ce faux-jumeau de Colin a, lui aussi, un parcours qui me fascine et qui se fait trop rare. Je lui préfère, de toute façon, et de loin, le premier de mes éblouissements, Or not to be : comment ne pas être séduite par Vitus Amleth de Saint-Ange et par sa douce schizophrénie onirique (il rêve la vie de Shakespeare) ? Le « pitch » de départ serait déjà fort séduisant – à travers « la plus émouvante et la plus impénétrable de toutes les maladies mentales », partir en quête d’identité (celle de Vilnus, celle de Shakespeare, celle de l’Auteur)- s’il y avait pas, en plus, ce style fluide, nerveux, parfois flamboyant, ces virevoltes de constructions qui reproduisent, au fil de la lecture, la sensation de dualité qui encombre tant Vitus, et qui dessinent les chemins de l’Arcadie rêvée. C’est un livre qui fait l’effet d’une tornade : ses fausses apparences de simplicité quand la structure éclatée est si maîtrisée, ses étirements stylistiques allant du lyrisme au dramatique malsain, tout cela entortille le lecteur qui sort, bouchée bée et béate, de cet opus infiniment personnel, qui a scellé d’une page noire ma fascination pour Colin.
Les romans « adulte » suivants pousseront un peu plus loin encore cette réflexion sur les rapports entre réalité et fiction : l’Auteur de Dreamericana se laisse envahir par la fiction pour pallier ses pannes d’inspiration et donne le Temps en pâture au chaos, Sayonara Baby entrelace les strates de réalité et éclate le récit à la façon puzzle mental fomenté par David Lynch (combien d’identités floues possède le personnage, que je n’arrive pas à considéré comme central ou principal tant il est difracté ?), Kathleen se désartibule en trois couches de récit dévorées par Alzheimer… Ce dernier opus, roman gouffre autour de l’image de Katherine Mansfield et celle, plus terrible encore, de la Mort, m’a énormément fascinée : peut-être parce que ce récit éclaté a souvent des grâces désenchantées qui touchent jusqu’aux larmes, parce que la relation entre le père et le fils, rendue impossible par les ravages de la maladie et du texte, m’a profondément émue, parce que, plus que jamais, Colin me semble affirmer sa foi lumineuse – je serais tentée de dire : numineuse, par effet d’entraînement- dans le pouvoir de la Littérature (seule à même de ré-enchanter le Temps et l’Espace, en cristallisant la mémoire, l’oubli, la mort, la difragation et la rétractation du monde…).
Vint ensuite La mémoire du vautour (pour lequel, surmontant ma timidité, j’ai obtenu, ô joie, une belle dédicace), à jamais lié dans ma caboche étrange, au Inland Empire de Lynch. C’eût pu être d’ailleurs un très beau titre pour ce livre qui évolue de paysages intérieurs en paysages intérieurs, en tourbillonnant, tel l’oiseau du titre, autour de l’idée de la mort ou plutôt de son expérience. Je lui dois une de mes plus belles expériences littéraires – il faudra sans doute que je lui consacre une analyse plus poussée un jour, tant ce livre fait partie des pierres blanches qui ont marqué une évolution dans ma façon de concevoir la littérature : accepter de refuser la trame linéaire/chronologique (quoique des passerelles soient tracées entre les cinq récits qui s’y succèdent) pour éprouver la trame circulaire, le vertige, la dissolution totale de ma volonté de lectrice dans les images et symboles qui spiralent autour d’un centre qu’ils contournent et évitent sans cesse, se précisant et se dilatant dans un même mouvement. J’ai conscience d’employer un jargon presque mystique dans cette brève évocation mais La mémoire du vautour n’est pas de ce livre qu’on réduit à un pitch de départ et la trame narrative a, ici, à mes yeux, moins de valeur que la trame symbolique, le grand Je(u) littéraire.
L’opus suivant, Big Fan, aurait pu sembler une expérience moins forte si je n’avais pas été une fan de Radiohead depuis plus de dix ans – et donc apte à être fascinée et rieuse à la fois face à la grille de lecture du monde que formerait les paroles de leur oeuvre. Sans être aussi mystique La mémoire du vautour, il n’en est pas moins quantique, cosmique, grinçant (Ah ! Ces commentaires de Bill Madlock sur la prose du biographe ! Je n’ose imaginer ce qu’il dirait de la mienne – j’emploie à dessein le conditionnel car, là encore, Colin a traficoté le réel en créant un site voué au personnage… à la personne… au personnage…). Au-delà de Radiohead, c’est un superbe roman sur l’addiction, l’amour virant à la folie, l’obsession, l’intransigeance du fan…. et, no surprises, une incantation à la puissance de l’art, capable d’inonder le réel, credo de Colin par excellence.
L’art comme moyen de substituer le monde. Ou la mort (le recueil Comme des fantômes – récits sauvés du feu, dont j’ai trop peu parlé, commence sur la nécrophilie de l’auteur, ou plutôt de l’anti-Colin). Ou l’identité, tout simplement. En maître es manipulation, Colin s’est forgé un personnage, un pseudonyme : Emmanuel Werner (si vous en doutez encore, la substitution est visible dans la double nouvelle schizo- dickienne présente dans l’anthologie Retour sur l’horizon). Avec Infabula – au titre si parlant, Colin/Werner explore le thème de l’auteur en quête d’identité, en quête d’être, conscient que la vie est une œuvre d’art en mouvement, tout comme le narrateur/l’auteur Werner/Colin décrit le livre comme un processus qui se cherche, qui s’établit, se construit, au gré des obsessions (la ville de Los Angeles, ville lynchienne par excellence où le réel éclate dans les réseaux fantasmatiques de ses écrans; l’idée que la disparition de la femme du narrateur n’est pas un départ : elle a été happée par le monde, par le texte, a disparu dans une brèche qu’il faut combler par des mots). Si l’écriture est plus subtilement froide, cérébrale, cette chute dans les méandres de la réalité et du fictif –sans compte le jeu de références- rappellent bien les obsessions de Colin…
Il ne me reste plus, désormais, qu’à attendre avec impatience le polar prévu aux éditions Sonatine et qu’à vous inciter à découvrir cet auteur qui compte tant à mes yeux – et plus particulièrement son œuvre « adulte », qui gagnerait à être davantage mise en lumière : il y a là des pages qui valent bien plus qu’une pléthore de prix Goncourt et, au-delà de la fanfaronnade des prix, de brûlantes expériences littéraires à oser, à vivre.
Jetez aussi un coup d’œil à son blog (ne serait-ce que pour ses excellentes critiques musicales).
5 commentaires
Magistral cet article ! Je découvre Fabrice Colin dans toutes ses facettes et çà donne envie de lire, lire, lire ! J’ai commandé les deux que tu m’avais conseillés plus “bal de givre à New York”, mais j’en ai repéré plein d’autres dans ton article.
J’attends celui sur David Calvo avec impatience ;)
Heureuse que ça t’ait inspirée l’envie de lire, lire, lire ! :-) Tu n’es pas au bout d’excellentes surprises.
L’article sur Calvo devrait être écrit dans la semaine ;)
Article intéressant. Moi aussi, j’aime lire les livre de Colin dans toutes ses domaines. C’est dommage que ses livres ne sont pas si facile a trouver ici en Californie.
Je pense que Emmanuel Werner n’est pas un pseudonyme. J’ai vu son image sur le site web l’Atalante. (Ça ne prouve rien, mais….)
David Calvo, lui, c’est autre chose! Il se cache avec plusieurs pseudos sur twitter, facebook, etc..
Bonjour,
Et pardon, tout d’abord, d’avoir mis tant de temps à modérer ce commentaire, les vacances m’ont conduite loin du web et de ma plateforme wordpress.
Merci, tout d’abord, pour votre commentaire !
Je maintiens toutefois : Emmanuel Werner est un pseudonyme de Colin, il l’a reconnu lui-même lors d’une discussion sur le site actusf ;-) Il a certainement utilisé le nom et la photo d’un proche !
Quant à Calvo… c’est effectivement autre chose, et il faudrait que j’arrête de remettre à plus tard la monographie que je voulais lui consacrer et à laquelle je n’ai pas encore réussi à donner une forme satisfaisante, à mes yeux.