Frédéric Clément
L’œuvre de Frédéric Clément me hante depuis l’enfance. Petite, je restais des heures penchée sur ses illustrations merveilleuses des contes de Mme d’Aulnoy, amoureuse des visages si fins qu’ils en paraissaient esquissés, des plumes, réelles à en être attrapées, de l’oiseau bleu, des encres éclatées des robes de brocart…
Ces deux livres de contes (La chatte blanche et L’oiseau bleu) m’émerveillaient : je découvrais, grâce à eux, la puissance d’une couleur à la façon dont il les déclinait de livres en livres, la grâce de livres-objets à la présentation soignée et la force d’une mise en page réussie (avec ses éclats d’illustration qui parsemaient le texte d’autant de rappels et de promesses). Je découvrais, sous la beauté des illustrations, une autre vision, irréelle de beauté, des contes que je façonnais dans ma tête. Ils étaient mes entrées privilégiées dans le monde de l’art, contemplés avec la même fascination que les gros livres de peintures que je sortais, pour rêver, de la bibliothèque de mes parents. Ils me fascinaient d’autant plus que ces dessins hésitaient entre songe et réel, entre impossible et presque-atteignable, me donnant à penser que ces histoires, toutes farfelues soient-elles, pouvaient s’incarner.
Qu’il illustre des contes ou qu’il crée des histoires, Clément accompagnait donc mes songes d’enfant et nourrissait mes obsessions : aurais-je été aussi attirée par le violon et Venise si je n’avais pas lu, jeune, son Luthier de Venise ? Bien qu’il m’ait fallu attendre vingt ans pour parcourir, en chair et en admiration, la Sérénissime, le violon, lui, n’a pas attendu un an pour entrer dans ma vie. Les images qui naissaient de mon apprentissage de musicienne étaient signées Clément – ou tout du moins le souhaitais-je. Mon archet effleurait la corde et ressurgissaient, dans mon esprit, les pages de ce conte célébrant la puissance évocatrice de la musique. Je guettais, retenant mon souffle, l’instant où, plus habile, plus douce, je parviendrais moi aussi à faire surgir de mon instrument l’arbre magique qui avait présidé à sa naissance. Plus tard, redécouvrant Rilke, je me rappelais que mon premier contact avec cet Orphée moderne s’était fait sous ses pinceaux, et les impressions qui se dégageaient de cette lecture empruntaient des formes où je reconnaissais l’empreinte de Clément. A défaut de posséder tous ses ouvrages, je pense les avoir tous lus, empruntant sans cesse à la bibliothèque Le Prince de l’hiver, Songes de la Belle au bois dormant et le Livre épuisé, qui manquaient à ma collection, les rendant à regrets, avec l’impression de devoir remettre à des étrangers un univers qui m’appartenait.
Puis j’ai grandi et ai cessé de farfouiller, pendant quelques temps, dans les rayons jeunesse, pour mieux engloutir des livres sans autres images que celles que les mots pouvaient former. Je ne sais par quel mystère je suis retournée y fureter un jour – était-ce cette belle édition illustrée des Belles endormies de Kawabata, qui m’a rappelé si fort les rêves de mon enfance ? Il était là, transformé : il avait reposé ses pinceaux d’aquarelle au profit de collages, comme si la représentation d’estompes de rêves n’était plus suffisante, comme s’il lui fallait à présent triturer le réel pour que le songe soit plus patent. La forme avait évolué –j’aurais pu le sentir, déjà, à travers Le livre épuisé, qui triturait déjà des photographies pour en faire émerger plus de sens- mais l’esprit était le même, plus lumineux que jamais. Ses créations étaient de véritables appels aux sens : le grain du papier, au touché sensuel et à la musique fragile, la suggestion des matières et des parfums, la mise en page exaltaient la beauté du texte et des images. Et je retrouvais, étonnée, des auteurs lus (cette vision extraordinaire de Nabokov dans le si beau Muséum !), sous sa plume et ses pointes de colle. Je retrouvais des tremplins à mes fascinations du moment, particulièrement celle pour l’esthétique japonaise, qu’il interprète si merveilleusement à travers le Jeu des fleurs Hanafuda, son Kawabata ou son Bashô. Ses albums se transformaient sous mes yeux en joyeux cabinets de curiosités et de références littéraires : du Magasin Zinzin au Luminus Tour (quels plus beaux hommages rendre à Alys, sa fille si joliment prénommée ?), en passant par sa Chapellerie pour Dames de coeur, chats bottés & enfants songes (que j’ai lu avec l’impression étrange de trouver une inspiration à rebrousse-temps pour ma propre collection de chapeaux, entamée dès l’enfance), son œuvre forme un festival de références où Carroll, Barrie, Baum et tant d’auteurs aimés ont la part belle. Son style est un véritable art de la bifurcation : fou, ébouriffé, vagabond, il suit la petite ritournelle d’un cœur qui s’emballe et saute d’une passion à une autre, illustrant les collages autant que ceux-ci le complètent, dans un joyeux bric à brac visuel et sonore où se mêlent bribes d’enfance et lambeaux d’adulte.
Collection semble être le mot directeur de cette deuxième moitié d’œuvre : catalogues de bizarreries et autres fantasmagories, d’objets muséographiques, de papillons, de chapeaux, d’éclats de littérature, tous ces albums jeunesse, ces livres-musées semblent susurrer aux enfants qu’on ne grandit bien qu’en amassant différentes obsessions, jusqu’à créer, par fragments nacrés, son futur soi – discours qui me parle tant il me semble parfois n’être qu’une collection de phrases, d’instants éblouis d’art.
Puisque ses anciens lecteurs, devenus adultes, ont gardé la nostalgie des recueils de songes de leur enfance et parce que, parfois, le récit enfantin n’est pas suffisant, Clément a façonné trois récits pour adultes, trois autres collections : l’une sombre et entêtante, de blasons féminins semés de pétales de camélia (Bel-Œil), la deuxième de grains de beauté, à l’écriture baroque et sensuelle (Grains de Beautés, et autres minuties d’un collectionneur de mouches) et, la dernière, d’histoires et de plumes d’anges, Le Paradisier. C’est sur ce dernier opus que j’aimerais m’attarder, tant l’étrange mélange d’illuminations et de désenchantements qu’il propose m’a émue. On y suit l’épopée minuscule de Raphaël Moineau, qui remonte, d’un tableau de Poussin à des labyrinthes napolitains, vers sa destinée. L’écriture prend la forme d’une sérénade, rythmée par un « ovo » qui se fait refrain lancinant, à la disposition typographique évoluant en fonction des histoires récoltées par ce curieux narrateur. Ce mot-œuf roule entre les vies fêlées dont Moineau retranscrit les faibles échos sur son carnet. Roman flottant, sous-titre l’auteur : et le texte de di- vaguer, de procéder par effleurements, par impressions qui émergent et sinuent au fil du récit et de la conscience. On ressent, dans ces échos entre mots et images (qu’ils sont beaux, ces autels, et belles ces photographies, qui constellent le texte !), l’hésitation infinie du narrateur à trouver sa place entre souvenir et imaginaire, réel et chimère – hésitation qui me semble si emblématique de la griffe de Clément. C’est un livre somptueux, ni roman, ni poème, véritable curiosa précieuse, dans les interstices de laquelle j’aime à me promener, retrouvant, rêveuse, amoureuse, les vestiges de mon âme d’enfant.
A vous de découvrir ce délicieux artiste, si son univers poétique et fou ne vous a pas encore atteint. De mon côté, j’attends avec impatience la sortie de Botanique Circus et couve d’un œil aimant ma collection clémentine…
Vous pouvez découvrir, sur le site ou sur le blog de Frédéric Clément, des échappées belles de son œuvre.
7 commentaires
Mêmes émotions que toi vis-à-vis de ses premières œuvres qui m’ont fait rêver et que je n’ai de cesse de réunir et de collectionner.
Je suis passée à côté de ses nouvelles œuvres mais ton article me donne envie de réessayer pour ressentir ce plaisir éprouvé enfant.
Attends-toi à voir certains de tes bouquins disparaître de ta bibliothèque quelques temps.
Ca sera, tu le sais, avec grand plaisir que je te prêterai tout cela et avec d’autant plus de plaisir qu’on en discutera autour d’une tasse de thé ou de chocolat…
Je suis très émue de lire votre article qui retrace presque à l’identique ma rencontre avec Frédéric C. Je viens d’acquérir par le plus grand des hasards (mais le hasard existe-t-il quand on désire fortement quelque chose et qu’il apparaît presque par magie?) et pour une bouchée de pain, Le livre épuisé et fébrilement, j’ai pu enfin tourner ces pages tant imaginées…Je vous laisse deviner mon bonheur!
Merci donc de partager ma joie et mon goût pour cette oeuvre indescriptible et sensible…
Oh ! Comme je suis heureuse pour vous ! J’ai moi-même mis du temps avant de retrouver ce livre tant de fois emprunté en bibliothèque, et je me retrouve dans votre fébrilité… Belles lectures à vous et merci pour cette belle réaction sensible !
c’est du pur bonheur d’avoir des nouvelles de cet ami artiste perdu de
vue dans les années 90 !
merci pour vos témoignages