De Litteris

5-4-2011

Marguerite Duras

Je ne sais plus quel fut mon premier Duras. Il me semble avoir lu Barrage contre le Pacifique au lycée, ce roman violent qui m’avait tant fait penser au style d’Hemingway. Mais ce n’est que deux ans plus tard que j’ai dévoré fébrilement l’ensemble de son œuvre. Pour ne plus y toucher ensuite, brûlée.

C’étaient les années Lakanal. Duras a pour moi le goût des allées mornes et sombres de la prépa. Elle est mêlée aux arbres du parc de Sceaux que je traversais, solitaire, pour rejoindre la rue piétonne et la librairie le Roi Lire où une des libraires, Maïté, prenait alors une courte pause pour fumer une cigarette devant la vitrine et parler avec moi de mon avancée dans l’œuvre, à laquelle elle vouait, elle aussi, une véritable passion. Elle m’avait reçue un jour, un curieux sac de marin à la main, remplie des K7 vidéos des films, prêtés pour les vacances. J’ai consommé ces deux semaines de février à admirer la sublime silhouette de Delphine Seyrig, caressée par la valse lente d’India Song, le visage halluciné de Depardieu dans le Camion, à retrouver, dans ces étranges images, au son décalé, dans la magnifique musique de Carlos d’Alessio, le style lancinant qui m’obsédait.

Car Duras était obsession. J’étais hantée par ses personnages, ses phrases entrecoupées, cernant d’un moderato cantabile la folie et la dépression de ses personnages, leurs terribles passions, leurs corps brisés en quête d’âmes ou leur esprit perdu dépouillé de toute chair. Je me murmurais sans cesse ses phrases, fascinée par ce soleil noir, ces danses au bord du gouffre qu’étaient chacun de ses livres. Mes économies fondaient dans l’acquisition effrénée de chaque opus, mes doigts couraient sur les étagères jusqu’à trouver, chez Minuit ou Gallimard, les feuilles qui manquaient à ma bibliothèque. Je lisais, jusque tard dans la nuit, et relisais aussitôt, m’imprégnant du cri du Vice-Consul, du chapeau de feutre de la narratrice de l’Amant (sans doute un de ceux que j’aime le moins et, pour moi, le moins représentatif de l’œuvre durassienne, malgré son Goncourt), du chant de la mendiante, du nom volant et violent de Lol V Stein, me faisant navire night, recomposant le poème de Césarée Césaréa, le visage de toutes ces mères terribles qui hantent l’œuvre, caressant du bout des doigts la fascination rituelle pour le judaïsme couplée à l’horreur de la Shoah, éprouvant la violence, la passion terrassante à travers L’homme assis dans le couloir, Hiroshima mon amour ou Les yeux bleus cheveux noirs, jouant à recomposer, derrière les blasons qu’elle en fait, les corps bien-aimés. Retrouvant, sous toutes les silhouettes, la même personnalité fragmentaire et cette langue, brûlée, brûlante, véritable derviche tourneuse incantant sa quête, hésitant, relançant, écrasant de ses brisures, de ses points de suspension, le doute, circonscrivant la folie, cherchant, cherchant sans cesse à se débarrasser des obsessions noires, de la passion folle, de la passion violente. Assassinant le réel, niant la réalité de l’amant Steiner, lui ôtant son homosexualité pour en faire un sujet littéraire, un sujet-livre, livré, à qui l’on redonne un titre, à qui on obscurcit le visage pour en extraire, en silences sourds et hurlants, l’âme. Duras. Ne reculant devant aucune inconvenance, ou déconvenue.

J’avais toujours un livre de Duras dans les poches (souvent Détruire, dit-elle, dont le titre m’hypnotisait). Ou un livre sur Duras. J’ai compulsé frénétiquement toute la bibliographie critique en quelques mois, lu et relu la brillante biographie que consacre Laure Adler à cette femme despotique et démunie, aux mille visages floutés, aux perditions à demi-avouées. Je voulais comprendre ce qui me fascinait autant. Ce qu’il y avait de si particulier à cette voix, dont les caractéristiques étaient si facilement ridiculisées (j’en ai toujours voulu à Desproges, pourtant fort admiré, de sa petite phrase assassine) mais me paraissaient alors inimitables. Cette voix qui semblait venir de si loin dans la solitude, dans la nuit et qui luttait contre le silence, le vide, pour émerger, exsangue, sur la page. Cette langue qui exprimait si bien le doute et qui s’interrompait parfois, abrupte, « C’est tout. », ou répétait en litanie, « sublime, forcément sublime », ou encore s’emballait, vague écrasante, vague à l’âme, pour échouer en points de suspension. Un style monstre, monstrueux, luttant contre l’indicible, souvent sibyllin, empruntant à la Pythie sa poésie fragmentée, fragmentaire, cherchant à travers la nuit des éclats de sens, de lumière. Au rythme tantôt trembloté, tantôt rituel, tantôt suffoquant, tantôt moderato cantabile, bien sûr.

Un style obsessionnel, exigeant, se réinventant sans cesse pour fixer ce trop court moment de délivrance où l’encre permet d’oublier, de pardonner, de transcender la maladie, la mort, l’amour, la folie, où le nouveau livre permet de se délivrer, momentanément,  de la peur et du désespoir. Duras, comme son personnage Emily L., semble croire que les romans-poèmes  « écrits dans un pays donné, très vite […]se répandent ailleurs, propulsés par leur seule évidence, leur seule existence, au-delà des distances, des ciels, des mers, des continents, des régimes politiques, des interdits… ». Ecrire c’est effacer, remplacer, c’est l’espoir de revivre, de recommencer et, dans un même mouvement, la conscience de l’in- quiétude propre au langage et à l’esprit mais aussi à la « vie matérielle », à ce qu’apporte le dehors.

Charge au lecteur, ainsi que le conseille Blanchot dans son admirable analyse de La Maladie de la Mort, de se mettre en situation d’insécurité pour comprendre combien cette écriture est inépuisable, pour saisir ce qui se dissimule et se crie derrière les dialogues harassants et les thèmes incessants, se répétant jusqu’à construire des mythes, seuls aptes à amener quelques instants trop fugaces de compréhension, de délivrance.

Il y a décidément quelque chose de mystique, de rituel, de cérémoniel dans cette étrange écriture. Un avant goût de sacré qui, sans doute, ne pouvait que séduire l’hypo & khâgneuse que j’étais, en proie aux démons de la littérature et à la terreur sacrée que m’inspirait (et m’inspire toujours) le Beau et la conscience d’une possibilité de compréhension, d’atteinte, de cette Beauté. Une envie de saisir à plein corps le chant des sirènes, qui me poussait à me perdre dans cette curieuse voix. A tenter de boire du Campari, pour comprendre les héros des Petits chevaux de Tarquinia et à détester ça dès la première gorgée –comment alors en boire des litres, comme eux ? A réclamer, lors de mes séjours à Trouville, une vue sur l’hôtel des Roches Noires d’où je pouvais embrasser, d’un seul coup d’œil, cette imposante construction de briques qui avait abrité, côté mer, ma fascination proustienne, et, côté cour, ainsi que je le voyais sur la couverture folio de Yann André Steiner, comptant les fenêtres pour tomber sur celle à laquelle elle s’était accoudée, Duras et avec elle, Yann Andrea, l’amoureux impossible, dont je comprenais tant la fascination, dans Cet Amour-Là, remplie que je l’étais, moi-aussi de cette voix de sirène qui semblait m’apporter plus que tout autre.

Je me souviens de Duras. Je me souviens. De. Duras. De mon amour fou pour elle. Un beau jour, j’ai cessé de la lire, pour que mes écrits ne soient pas de maigres échos de sa plume, dont le souffle menaçait de remplacer le mien. Je ne l’ai plus rouverte, par terreur sacrée, par vénération inquiète. De toute façon, les phrases me hantent encore aujourd’hui. Ecrire, me dit-elle. Brasser l’indicible, l’inexorable. Ecrire jusqu’aux larmes, l’éclaircissement.

Duras ?

Sublime, forcément sublime.

 

Images (en dehors des couvertures de livres) : ma photo préférée de M.D, pour la beauté de ce visage-sillon d’encre, immortalisée par Vladimir Sichov ; screenshot d’India Song ; Jeanne Moreau en brillante interprète de Duras dans Cet Amour-là

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5 commentaires

  1. xis a écrit le 14-8-2013 à 21 h 14 min :

    Si c’est passé sous ton radar, tu vas te régaler de la série d’émissions de France Culture: http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-marguerite-duras-passionnement-15-2013-04-01

  2. Julie Proust Tanguy a écrit le 15-8-2013 à 7 h 59 min :

    C’est passé sous mon radar (un peu déconnecté, en ce moment, le radar) : merci beaucoup !

  3. garriguenc gilles a écrit le 2-8-2015 à 19 h 12 min :

    Laure Adler qui parle de Duras;ça me laisse perplexe.
    Duras par Godard serait mieux.

  4. Julie Proust Tanguy a écrit le 2-8-2015 à 19 h 15 min :

    Et pourtant… c’est l’une des plus belles biographies qui lui soit consacrée.

  5. gilles Garriguenc a écrit le 8-8-2015 à 19 h 12 min :

    Il faudra peut-être;un jour;parler de Schade;Vesaas ou Sigurd Hoel.
    Ces auteurs sont bien oublies,mais ils avaient du talent.

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