De Litteris

25-1-2011

Relire Proust

Chaque lecteur a des lectures tutélaires, qui le hante d’années en années, dont les fragments lui reviennent aux lèvres régulièrement, dont les pages viennent se dessiner, en filigrane, sur certains évènements de son quotidien. Des lectures dans lesquelles il doit se replonger régulièrement.

La Recherche du Temps Perdu est une de ces œuvres-là à mes yeux. Il m’arrive de rouvrir mon Quarto au hasard pour picorer des phrases. De le prendre juste pour sentir le poids de l’œuvre dans mes paumes – j’ai en effet choisi de m’offrir une édition réunissant tous les tomes en un seul, pour le simple plaisir de saisir la totalité de l’œuvre.

Je me souviens encore de la première lecture en apnée (dans une édition que j’ai dû, hélas ! rendre à la bibliothèque). Je m’essoufflais à lire le texte, à suivre son rythme. J’essayais d’en décoder les vagues à voix haute et y perdais la voix. Je fais souvent cette expérience de la lecture à voix haute, pour me rendre plus familier encore le timbre de la voix de l’auteur et démultiplier l’effet d’envoûtement du texte. Proust me suffoquait, avec ses incises qui amènent, virgule après virgule, l’image, et la précisent à petites touches impressionnistes, mettant en lumière, mot après mot, le sentiment, l’éclair de conscience, la tonalité juste de la voix du personnage. J’étais étonnée par cette sensation d’à peu-près du langage qui reproduit physiquement la sensation du mot que l’on a sur le bout de la langue. La plume avançait comme une lanterne magique déroulant lentement de subtiles nuances de couleurs et d’histoires, reproduisant ainsi le beau travail d’anamnèse qui constitue le centre de l’œuvre : on sent, dans les élans hésitants de la phrase vers la justesse, le travail de cette mémoire qui tente de jaillir, de percer les croûtes de l’inconscient et de l’oubli (le préfixe « ana » signifie en effet en grec, « à travers », « de part en part », mais aussi « de nouveau, en arrière » : il y a bien ce balancement dans la phrase proustienne).

Je m’étonne à chaque relecture de la justesse et de la modernité de l’écriture, du miraculeux processus de déchiffrement de soi-même qui s’opère à travers les circonvolutions de la phrase. C’est un cliché de dire que Proust a trouvé dans l’écriture le souffle dont son asthme le privait dans la vie; c’en est sans doute un autre que de s’émerveiller de cette lente apparition de la conscience à travers les percées du style. Et pourtant… C’est un des aspects qui me frappe toujours énormément. Le célèbre passage de la madeleine en est un reflet emblématique :

« La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

J’aime plus que tout ces incisions dansantes et ces étirements sans fin (comme, ici, ces successions d’adjectifs ou de verbes qui apportent autant de petites précisions musicales et lexicales) qui assouplissent curieusement la grammaire française et la réinventent à mes yeux. Ici, pas de phrases maçonnées, aux structures préfabriquées, dosées : la phrase proustienne a un aspect organique et libre, elle semble se réinventer sans cesse, trahissant parfois ses traits dominants pour mieux exprimer d’autres complexités de la subjectivité proustienne. C’est ce qui me rend sa voix si précieuse à mes yeux : elle me permet de redécouvrir ma langue, gouleyante, débarrassée de tout cliché, de l’anesthésie du quotidien ou de l’habitude, rendue curieuse et fascinante par sa subite étrangeté et ses modulations infinies.

J’aime aussi le regard qui se dégage de ses phrases : il procède par ajustements, comme un objectif de photographe, remettant en lumière les contours usés de nos habitudes, redonnant à voir là où on ne faisait que survoler du regard (ah ! Redécouvrir les aubépines, l’approche d’un baiser, les peupliers, les reflets dansants d’un ruisseau, les après-midi de lectures solitaires sous les yeux de Proust…). Mais c’est là le propre des grands écrivains, me direz-vous, pas seulement celui de Proust. J’ajouterai alors que j’aime (pardonnez la répétition insistante de ce verbe mais c’est le plus adapté aux circonstances) particulièrement sentir ce regard évoluer, vieillir, et tenter de découvrir qui il est. Je trouve infiniment moderne la façon dont, au fil de l’œuvre, on découvre une véritable psychologie de l’espace et du temps, où  lieux et personnages se font les supports d’une conscience qui se travaille et qui se cherche.

Est-ce pour cela qu’une fois l’effet de fascination passé (difficile en effet, lors de la lecture, de se dé- ventouser/désenvoûter du chant de la sirène Marcel), ces pages m’ont toujours servi de code pour déchiffrer mes propres expériences ? Proust définit la lecture, dans sa préface à l’ouvrage de Ruskin, Le sésame et les lys, comme le seuil de la vie spirituelle : lire, c’est chercher à travers les pages les mots qui, faisant écho en nous, vont se faire l’incitation à de nouvelles réflexions, à un approfondissement spirituel. Un de mes premiers éblouissements de la lecture de la Recherche a en effet été de trouver, mieux formulé que par ma bien jeune caboche, une de mes expériences les plus terribles (qui se trouve être un des thèmes principaux de la Recherche) : l’horrible prise de conscience qu’il n’y avait pas d’unisson entre le monde et moi mais une faille irrémédiable, qui m’entraînait vers une nouvelle déception, celle de la perception du Temps qui passe.

Ces fulgurances, qui régulièrement traversent le texte avec des airs d’éclaircies mentales, m’ont forgée autant que certaines de mes  expériences « réelles » (comprendre par là : non-littéraires): la conscience que notre persona sociale n’est que la construction de ce que les autres projettent sur nous, l’aspect irréductiblement Autre de l’être aimé (souvenez-vous, dans La Prisonnière, de cette description sublime d’Albertine endormie, où le narrateur envisage le sommeil comme possibilité d’un amour absolu), la conquête de la seconde enfance, les éclats de souvenirs qui, tout à coup, rendent au Temps sa plénitude infinie, la sensibilisation à la façon dont le regard personnalise notre perception de l’espace et des êtres (« Ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons… de même que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres », Du côté de Guermantes)… Tous ces éblouissements m’ont profondément nourrie et continuent à me paraître bien modernes et infiniment plus justes que de nombreuses productions contemporaines qui confondent introspection personnelle et nombrilisme patenté.

Me fascine aussi, bien sûr, le projet qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre, la construction, pas à pas, de la destinée d’un être écrivain. Le réarrangement romanesque de toute une vie pour, à travers le prisme de la beauté, se justifier d’être au monde et chercher à travers le Temps le cri dont on est l’écho. Les dernières phrases du Temps Retrouvé qui, inventant la Recherche, permettent de relancer la lecture du premier tome, en une boucle parfaite : « aussi si elle [la force] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer –dans le Temps. » Qu’elles sont bouleversantes, ces lignes qui cristallisent l’esthétique proustienne (déploiement et entortillement de la phrase, thèmes du temps, de l’espace et de la société – centrale dans l’œuvre proustienne, puisqu’elle nous renvoie des échos de notre persona) ! Longtemps elles résonnent alors que le lecteur, ébloui, a reposé le livre sur les étagères et laisse décanter peu à peu sa lente compréhension/ appropriation de la beauté du texte.

Lire Proust a mis en relief à mes yeux, de façon définitive, le processus miraculeux de l’appropriation d’une expérience et de sa transmutation en élément de notre personnalité, ainsi que l’idée étrange et magique qu’il est possible de s’auto- procréer. Il a redoré ces moments où le souvenir rejaillit, parfumé, sonore, pour éclabousser de son éclat les contours d’une habitude, les transformant à mes yeux en petite victoire sur le Temps. Quelle plus belle expérience littéraire que celle qui réactualise cette expérience quotidienne qu’est l’Existence, tout en nous faisant prendre conscience de la puissance de l’Art (seul capable, selon Proust, de distiller un véritable partage de nos individualités) ?

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles par ce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie, et aussi la vie des autres. Le style, pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l’infini, et, bien des siècles après que s’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial. »

Le Temps Retrouvé

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3 commentaires

  1. gilles garriguenc a écrit le 23-8-2015 à 16 h 29 min :

    Il n’est pas inutile de lire de Proust “pastiches et mélanges” c’est très surprenant.

  2. Georges a écrit le 25-10-2015 à 13 h 13 min :

    Salut! J’aime ta publication! Je veux te demander qqch en ce qui concerne l’ édition Quarto. Quant je lis il ya 2,500 pages. Est-elle de qualité? Comme est le papier et la reliure? Merci d’avance! :)

  3. Julie Proust Tanguy a écrit le 25-10-2015 à 13 h 58 min :

    Tout d’abord merci ! :-)

    C’est de bonne qualité : c’est du papier Bible, et ma reliure tient pour le coup malgré de multiples relectures. Moins cher que la Pléiade, pour un effet aussi compact. ;-)

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