Adieu à Henry Bauchau
J’apprends ce soir avec tristesse la disparition d’un auteur dont les pages élégantes m’accompagnent depuis plus de dix ans. Cet homme-stèle, à l’écriture lumineuse, bienveillante, je l’ai découvert en cherchant des interprétations modernes d’Œdipe : son Œdipe sur la route, son Antigone et ses Vallées du Bonheur profond ont infusé la fin de mon adolescence, tant pour leurs personnages ardents que pour leur langue, d’une élégance déchirante, élévatrice. Ont suivi ses pièces, sa magnifique traduction du Prométhée Enchaîné d’Eschyle, ses poèmes, ses journaux de création et de vie, ses autres romans (sublime Enfant Bleu !)…
Cette œuvre, d’une intelligence paisible, rieuse, profonde, me touchait – me touche- profondément : interrogeant nos facultés enfouies, notre devenir créateur, nos terres inconnues et nos racines, elle rayonne de héros, véritables forces de vie, qui nous invitent, en liant poésie et psychanalyse, à trouver dans les trésors de l’inconscient une beauté pure, vitale, apte à faire de nous les poètes (au sens de « créateurs ») de notre vie.
J’avais lu, il y a quelques mois, avec bonheur et respect, Un arbre de mots (Revue Nunc, Editions de corlevour), de fascinants entretiens où Bauchau évoque tant ses souvenirs que son regard sur le monde et la langue actuels.
Je relirai, ce soir, en hommage silencieux, quelques pages, à commencer par ces mots précieux, tirés du volume Poésie Complète (Actes Sud), où il évoque l’écriture poétique :
C’est un moment de bonheur où je communique avec une profondeur, avec un passé, tout en me dirigeant, de façon imprécise mais certaine, en avant. Ce bonheur, ce leurre offert à mon espoir par un amour véritable mais qui doit demeurer ignoré, est nécessaire pour que je continue à poursuivre mon entreprise, ou mon voyage, sans savoir où je vais. Car entre-temps j’ai plus ou moins perdu de vue mes perceptions initiales. L’esprit n’est plus orienté vers un but mais par le désir de s’enfoncer – et peut-être de se perdre – dans une matière. Matière verbale, matière d’images, de sons et de sens. Matière de l’écriture elle-même qui est toujours pour moi matière féminine. Cette matière attire l’esprit, le capte, l’y attache. Il y entre pour renaître mais elle le lie à l’œuvre, à la table de travail et à la nécessité d’un intense loisir qui le force à mettre entre parenthèses toutes ses autres préoccupations. Je sens un vif désir de sortir au plus vite de cet état de dépendance quand l’inévitable apparition du désespoir m’y replonge. (…) La poésie dévaste la vie courante, elle la dénude, elle déborde le poète.